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Full text of "Les confessions d'un magnétiseur : suivies d'une Consultation médico-magnétique sur des cheveux de Mme. Lafarge"

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LES  CONFESSIONS 


MAGNÉTISEUR 


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DES  CHEVEUX  DE  M™  LAFAUGE 


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remèdes,  il  m'a  paru  que  la  véritable  cause  est  qu'il 
y  a  de  vrais  remèdes;  car  il  ne  serait  pas  possible 
qu'il  y  en  eût  tant  de  faux  et  qu'on  y  donnât  tant 
de  créance,  s'il  n'y  en  avait  de  véritables. 

Posées  de  Pascal. 


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TOME  PREMIER. 


: 


PARIS, 


GARNIER  FRÈRES,  LIBRAIRES-ÉDITEURS, 

Palais-Roval ,  penstvle  Monlpcnsirr,  Nos  9\'if  215  et  216  bis, 

ET    HUE    HICI1ELIEU,    N.    10. 


1848 


JAMES  J.  WARING 
MEMORIAL  BOOK  FUND 

YALE    MEDICAL    LIBRARY 


LIMOGES.    —    IMPRIMERIE    DE    F.    CHAPO 


LES  CONFESSIONS 

D'UN  MAGNÉTISEUR. 


LE  MAGNÉTISME  ANIMAL  EXPLIQUÉ 

ou 

Leçons  analytiques  sur  la  nature  essentielle  du  magnétisme,  sur  ses  effets,  son 

histoire,  ses  applications,  les  divers  moyens  de  les  pratiquer,  etc. 

PAR  LE  DOCTEUR  A.  TESTE. 

Un  volume  in-8°  de  500  pages.  7  fr. 

Cet  ouvrage  est  certainement  ce  qu'on  a  écrit  jusqu'à  présent  de  plus  clair,  de 
plusintéressant  et  surtout  de  plus  rationnel  sur  le  magnétisme  animal.  Il  s'adresse 
indistinctement  à  toutes  les  classes  de  lecteurs,  car  a  il  s'agit  de  l'homme  étudié 
physiquement  et  moralement  d'un  point  de  vue  nouveau.  »  L'ouvrage  de  M.  Teste 
se  compose  de  Onze  leçons  ou  chapitres.  Ces  leçons  ont  été  suivies  par  des  savants, 
des  philosophes  ,  des  magistrats,  des  médecins  et  des  gens  de  lettres.  L'extrême 
assiduité  de  cet  auditoire  d'élite  prouva  à  l'auteur  qu'elles  présentaient  un  véri- 
table intérêt.  Telle  est  la  raison  qui  l'a  déterminé  à  les  publier.  Ce  cours  est  ainsi 
divisé  :  Ire  leçon  :  Aperçus  généraux  de  l'ordre  le  plus  élevé  sur  la  nature  intime 
du  magnétisme;  Ile  leçon:  Histoire  philosophique  de  cette  science  nouvelle; 
Ille  leçon  :  Théories  et  Opinions  des  anciens  sur  le  fluide  magnétique;  renais- 
sance de  ces  Théories  au  xve  siècle  ;  IVe,  Ve ,  Vie  leçons  :  Mesmer,  ses  démêles 
avec  les  corps  savants.  Rapports  de  1784.  Théories  de  Mesmer,  ses  opinions  et  ses 
actes  jugés  et  appréciés;  Vile  leçon  :  Effets  produits  par  le  magnétisme;  Ville  et 
IXe  leçons  :  Histoire  du  somnambulisme,  phénomènes  observés  pendant  cet  état  ; 
Xe  leçon:  Effets  divers  et  consécutifs  du  magnétisme,  de  ses  applications;  Xle  le- 
çon :  Théorie  de  l'auteur,  théorie  générale,  ingénieuse,  absolument  nouvelle  et 
qui  rattache  très  -  logiquement  tous  les  faits  magnétiques  aux  axiomes  des  scien- 
ces physiques.  —  En  résumé  l'ouvrage  de  M.  Teste  ouvre  une  nouvelle  voie  aux 
sciences  physiologiques  et  métaphysiques  dont  il  a  surtout  pour  but  de  prouver  la 
dépendance  réciproque. 


MANUEL  PRATIQUE  DU  MAGNÉTISME  ANIMAL 

Exposition  méthodique  des  procédés  employés  pour  produire 

les  phénomènes  magnétiques,  et  leur  application  à  l'élude  et  au  traitement 

des  maladies, 

PAR  LE  DOCTEUR  A.  TESTE. 

3e  édition,  revue  et  corrigée  ;  1846;  in-12  de  500  pages.     4  fr. 

Malgré  l'attention  générale  que  le  magnétisme  excite,  depuis  quelques  années 
surtout,  dans  toutes  les  contrées  de  l'Europe,  malgré  les  louables  efforts  des 
hommes  éclairés  qui  déjà  lui  ont  voué  leur  talent,  c'est  encore  une  question  neuve 
pour  beaucoup  de  personnes  et  qui  demande  d'être  étudiée  avant  d'être  jugée: 
telle  est  la  solution  que  s'est  proposée  M.  Teste.  Enseigner  l'art  du  magnétisme  . 
en  jeter  les  éléments  dans  toutes  les  classes  de  la  société ,  faire  ressortir  les  im- 
menses avantages  que  l'humanité  doit  en  retirer  un  jour  :  tel  est  le  but  que  l'au- 
teur a  atteint  en  publiant  le  Manuel  pratique  du  magnétisme  animal. 

COItBEIL,  imprimerie  de  CRETE. 


LES  CONFESSIONS 


D  UN 


MAGNÉTISEUR 


D'UM  COSSCLTATION  MÉDICO-MAGNÉTIQUE 


DES  CHEVEUX  DE  M-«  LAFARGE. 


Lorsque  j'ai  considéré  d'où  vient  qu'on  ajoute  tant 
de  foi  à  tant  d'imposteurs,  qui  disent  qu'ils  ont  des 
remèdes,  il  m'a  paru  que  la  véritable  cause  est  qu'il 
y  a  de  vrais  remèdes;  car  il  ne  serait  pas  possible 
qu'il  y  en  eût  tant  de  faux  et  qu'on  y  donnât  tan  t 
de  créance ,  s'il  n'y  en  avait  de  véritables. 


Pensées  de  Pascal. 


TOME  PREMIER. 


PARIS, 

GARMER  FRÈRES,  LIRRAIRES-ÉD1TEURS, 

Palais-Itojal ,  péristyle  Hontpensicr,  X«s  214,  215  et  216  bis, 


ET    RDE    RICHELIEU,    PC.    10. 


184» 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2012  with  funding  from 

Open  Knowledge  Commons  and  Yale  University,  Cushing/Whitney  Médical  Library 


http://archive.org/details/lesconfessionsduOOtste 


PRÉFACE. 


«latr 


Tous  les  faits  rapportés  dans  cet  ouvrage 
sont  vrais;  tous  les  personnages  qui  y  figurent 
ont  vécu  ou  vivent  encore  :  aux  véritables 
noms  de  quelques-uns  seulement,  j'ai  substi- 
tué des  pseudonymes. 

La  circonstance  qui  m'inspira  l'idée  de  ré- 
diger ces  mémoires,  il  y  a  quatre  ou  cinq  ans. 

en  explique  l'intitulé. 

i.  a 


II  PREFACE. 

J'étais  alors  atteint  d'une  maladie  de  lan- 
gueur, suite  de  veilles  et  de  travaux  forcés; 
maladie  qui  dura  longtemps  et  que  j'avais  lieu 
de  croire  mortelle. 

Séduit  par  la  donnée  bizarre  de  monœuvre 
posthume,  un  journal  s'en  assura  la  propriété 
et  en  annonça  solennellement  la  prochaine 
apparition. 

«  Rien  de  plus  piquant,  disait  ce  journal, 
de  plus  saisissant,  de  plus  dramatique  que  ces 
mémoires  intimes  du  célèbre  magnétiseur.  » 

Cet  éloge  était-il  mérité?  Au  moins  m'est- 
il  permis  de  penser  qu'il  n'était  pas  très-sin- 
cère, car  je  n'avais  encore  écrit  que  le  pre- 
mier chapitre  des  deux  volumes  dont  l'on  di- 
sait tant  de  bien;  chapitre  que  personne  n'a- 


PRÉFACE.  HI 

vait  lu,  et  que  depuis  je  jetai  au  feu  parce 
qu'il  me  parul  détestable. 

Au  surplus,  mon  panégyriste  était  appa- 
remment plus  malade  encore  que  je  ne  l'é- 
tais, car  il  mourut  longtemps  avant  que  mon 
livre  ne  fût  achevé. 

Que  si  maintenant  l'on  me  demandait  quel 
est  l'objet  de  ce  livre,  je  répondrais  qu'il  n'a 
pas  d'objet  ou  plutôt  que  je  n'en  ai  jamais  eu 
d'autre  en  l'écrivant  que  celui  de  me  désen- 
nuyer. 

Puissent  ceux  qui  dans  le  même  but  en- 
treprendront de  le  lire,  convenir  en  le  ter- 
minant qu'il  est  au  moins  bon  pour  cet  usage. 
Le  Dr  Alph.  Teste. 


I 


«Souvenirs  d'Étudiant* 


Jacques  Albin  était  Franc-Comtois.  Un 
village  dont  j'ai  oublié  le  nom,  l'avait  vu 
naître  en  1813,  dans  les  environs  de  Salins. 

Ce  fut  en  1832  que  je  fis  sa  connaissance. 
Tous  deux  alors  nous  commencions  nos  étu- 


2  souvenirs  d'étudiant! 

des  médicales  à  1  école  secondaire  de  Besan- 
çon :  lui  et  moi  nous  habitions  une  maison 
garnie  tenue  par  une  vieille  dame, très-bonne 
et  très-pieuse,  qui  se  nommaitmadameBrault. 

Jacques  menait  à  celte  époque  une  vie 
très-dissipée.  Fils  unique  d'un  capitaine  d'ar- 
tillerie tué  à  Waterloo,  il  faisait  le  désespoir 
de  sa  mère  qui  l'idolâtrait  et  qui,  par  son  excès 
de  tendresse,  avait  manqué  son  éducation. 

Une  sorte  d'affinité  réciproque,  nonobstant 
l'extrême  opposition  de  nos  goûts  en  certai- 
nes choses,  créa  très-promptement  entre  nous 
deux  une  grande  intimité  :  je  l'aimai  presque 
tout  en  le  voyant. 

Jacques,  pourtant,  n'était  pas  beau;  mais 
il  rachetait  par  une  physionomie  ouverte  et 
intelligente  ce  que,  au  premier  abord,  on  eût 
appelé  sa  laideur.  Il  était  de  taille  ramassée 


souvenirs  d'étudiant.  3 

très-paie,  un  peu  bouffi,  sans  barbe,  avec  des 
cheveux  blonds  e(  plats  :  sa  vue  basse  le  for- 
çait à  porter  des  lunettes,  enfin,  il  avait  le 
parler  lourd,  traînard  et  fortement  accentué 
des  montagnards  du  Jura. 

Malgré  legaspillage  habituel  qu'il  faisait  de 
son  temps,  Jacques  avait  de  l'instruction .  Sou- 
vent il  employait  à  lire  les  nuits  qu'il  ne 
passait  pas  à  la  taverne,  et  il  s'était  fait  ainsi 
une  littérature  mêlée,  qui,  jointe  à  la  tour- 
nure originale  de  son  esprit,  donnait  parfois 
beaucoup  de  charme  à  sa  conversation.  En- 
fin, Jacques  faisait  des  vers,  et  certaine  pièce 
que  lui  inspira  une  jeune  fille  dont  il  s'éprit 
me  prouva  qu'il  était  réellement  poète. 

L'histoire  lamentable  de  cette  jeune  fille 
formera  dans  la  suite  un  des  épisodes  de  ces 


mémoires.  Elle  venait  souvent  chez  notre 
hôtesse  qui  la  nommait  Mémée. 

Agée  de  dix-sept  à  dix-huit  ans,  elle  était 
brune,  élancée,  assez  jolie,  de  mœurs  faciles 
en  apparence,  et  vivait  sous  la  surveillance 
exclusive  et  très-relâchée  d'un  ancien  mili- 
taire nommé  Désormes,  son  oncle  et  son  tu- 
teur, car  elle  était  orpheline.  Désormes,  pen- 
sant qu'elle  pourrait  un  jour  faire  fructifier 
dans  une  industrie  indépendante  le  petit  pa- 
trimoine qu'elle  possédait,  lui  avait  fait  ap- 
prendre un  état  :  elle  travaillait  dans  les 
fourrures. 

La  liaison  que  cette  fille  eut  avec  Albin 
commença  par  des  mots  furlifs,  échangés  sur 
notre  escalier,  et  qui  amenèrent  des  rendez- 
vous.  Peut-être  qu'une  fois  engagée  dans  celte 
voie  périlleuse,  la  vertu  de  nos  amants,  aux 


SOUVENIRS    D  ETUDIANT.  5 

prises  avec  une  passion  réciproque,  ne  fût 
pas  allée  loin  sans  succomber  si  la  force  des 
événements  imprévusqui  les  séparèrent  avant 
cette  chute  ne  leur  en  eût  épargné  le  regret. 

Cet  incident  fut  pour  Albin  une  véritable 
catastrophe. 

Par  un  beau  jour  du  mois  d'avril,  après 
de  tendres  adieux,  adoucis  par  l'espérance 
de  se  revoir  bientôt  et  cimentés  par  le  ser- 
ment de  s'aimer  toujours,  nos  deux  amants 
-  s'étaient  quittés  avec  promesse  de  s'écrire. 

Deux  semaines  plus  tard,  jour  pour  jour 
et  à  une  heure  convenue,  le  vieux  tronc  soli- 
taire d'un  des  marronniers  de  Chamarre,  sur 
lequel  ils  avaient  gravé  leurs  noms,  devait  de 
nouveau  les  voir  réunis.  Jacques  partait  pour 
son  village,  où  il  allait  passer  avec  sa  mère 
les  vacances  de  Pâques. 


6  souvenirs  d'étudiast. 

Or.  les  deux  semaines  s'écoulèrent  sans 
qu'Albin  reçût  de  lettre.  Nonobstant  ce  fâ- 
cheux présage,  il  fut  exact  au  rendez-vous; 
mais  le  marronnier  de  Chamarre  y  était  seul 
avec  son  ombre. 

Inanité  des  choses  humaines  et  des  ser- 
ments d'amour!  le  jour  même  où,  plus  épris 
que  jamais  et  plein  d'une  tendre  inquiétude, 
Jacques  rentrait  à  Besançon,  la  grille  de  la 
municipalité  unissait  encore  le  nom  de  son 
amante  au  nom  barbare  d'un  étranger  qui 
l'avait  épousée  la  veille. 

Depuis  douze  heures  mademoiselle  Dé- 
formes était  devenue  la  femme  du  brasseur 
Graffeild. 

Cette  étrange  péripétie  fut  pour  nous  une 
énigme  qui  mit  Albin  au  désespoir. 

Il  pleura,  de  rage  d'abord,  puis  de  douleur. 


souvenirs  d'étudiant. 

Huit  jours  après  il  était  retombé  plus 
que  jamais  dans  le  cynisme  de  ses  vieilles 
habitudes,  dont  une  passion  plus  douce  l'a- 
vait un  instant  corrigé,  et  il  se  livrait  à  de 
tels  excès  que,  sans  lui  retirer  mon  ami- 
tié, je  rougis  malgré  moi  de  la  sienne  et  que 
je  cessai  de  le  voir. 

Qui  m'eût  dit  alors  que  ce  même  Albin 
serait  un  jour  mon  introducteur  chez  la  du- 
chesse de  L...,  et  me  donnerait  dans  un  sa- 
lon-boudoir les  premières  notions  du  magné- 
tisme...? Mais  n'anticipons  pas. 


Après  avoir  rapporté  de  Besançon  un  di- 
plôme assez  mal  acquis  de  bachelier  es  let- 


S  souvenirs  d'étudiant. 

1res,  j'allai  continuer  à  Montpellier  mes  étu- 
des médicales. 

Ce  fut  dans  cette  ville  que  le  hasard  m'of- 
frit l'occasion  d'observer,  mais  entourés  de 
circonstances  bouffonnes,  les  premiers  faits 
magnétiques  dont  j'aie  été  témoin. 

Je  prenais  mes  repas  à  Montpellier  en 
compagnie  de  trois  jeunes  gens,  de  mon 
âge,  MM.  de  Lessac  et  Dalton,  étudiants 
comme  moi,  M.  Bonriin,  jeune  docteur. 

Ce  dernier,  depuis  qu'il  était  parvenu  à 
s'arrondir  une  clientelle  de  trois  malades,  ne 
cessait  de  nous  entretenir  des  hauts  faits  de 
sa  pratique. 

Un  jour,  nous  venions  de  nous  mettre  à 
table,  après  l'avoir  attendu  un  quart  d'heure, 
lorsqu'il  entra  d'un  air  radieux,  et  en  même 


souvenirs  d'étudiant.  9 

temps  plus  grave,  plus  majestueux  que  d'ha- 
bitude. 

—  Messieurs,  nous  dit-il,  en  s'asseyant. 
du  ton  le  plus  solennel  qu'il  put  prendre,  je 
viens  de  faire  un  miracle. 

—  Pardieu  !  Bonnin,  vous  n'en  faites  ja- 
mais d'aulres,  s'écria  de  Lessac,  en  éclatant 
de  rire. 

Bonnin    continua  sans  se  déconcerter: 

—  Vous  le  savez,  messieurs,  tout  le 
monde  se  moque  du  magnétisme... 

—  Mais  pas  du  tout,  fit  Lessac,  le  brave 
M.  Husson  en  parle  si  sérieusement  que  la 
moitié  de  l'Académie  de  médecine  a  failli 
crever  de  rire  en  écoutant  son  rapport. 

—  L'Académie  fait  comme  vous,  Lessac, 
elle  rit  souvent  sans  savoir  pourquoi.  Ce  que 
j'ai  vu  n'est  nullement  risible. 


10  souvenirs  d'étudiant. 

—  Qu'avez-vous  vu?  Bonnin,  dit  Dal- 
ton. 

—  Je  vais  vous  le  dire,  messieurs.  Je 
traite  depuis  un  mois  une  jeune  femme  hys- 
térique, dont  les  accès  jusqu'à  présent  se  re- 
nouvelaient tous  les  jours  avec  une  vio- 
lence que  rien  n'avait  pu  conjurer.  Chacun 
d'eux  durait  trois,  cinq,  six  et  même  sept 
heures,  pendant  lesquelles  la  jeune  malade 
se  tordait,  se  débattait,  et  poussait  des  cris 
qu'on  entendait  de  la  rue;  je  n'avais  jamais 
observé  de  plus  horribles  convulsions.  L'é- 
ther,  le  musc,  le  camphre,  l'opium,  la  va- 
lériane, l'eau  froide,  j'avais  tout  essayé  el 
rien  n'avait  réussi,  lorsque  je  m'avisai  en 
désespoir  de  cause  d'avoir  recours  au  ma- 
gnétisme. Hier  matin,  un  accès  venait  de 
commencer  :  j'arrive,  j'étends  mes  deux 


souvenirs  d'étudiant.  1 1 

mains  sur  la  malade,  en  lui  disant:  calmez» 
vous,  et  en  désirant  qu'elle  se  calme. 

—  Eh  bien?... 

—  Les  convulsions  s'apaisent? 

—  Instantanément. 

—  0  Simon  le  magicien  !  s'écrie  de 
Lessac,  tu  ne  serais  plus  qu'un  petit  garçon 
auprès  de  notre  ami  Bonnin. 

—  Messieurs,  je  vous  jure  sur  mon  hon- 
neur que  je  vous  dis  la  vérité,  mais  ce  n'est 
pas  tout  encore.... 

—  Votre  hystérique  s'endort? 

—  Elle  s'endort. 

—  Et  vous  parle? 

—  Et  me  parle:  «  Oh  !  que  vous  me  fai- 
tes de  bien,  dil-elle...  monsieur,  je  suis 
sauvée...  » 


12  souvenirs  d'étudiant. 

—  Voilà  qui  est  fort,  messieurs,  car  il  est 
bon  d'observer... 

—  Laissez-le  donc  parler,  Lessac. 

—  Voici,  mon  cher  M.  de  Lessac,  qui  est 
bien  plus  fort  encore  :  la  jeune  femme  dans 
son  sommeil  partage  mes  impressions,  et 
obéit  à  ma  pensée. 

—  Pourrions-nous  voir  cela,  Bonnin? 
dis-je  au  jeune  docteur,  en  commençant,  à 
l'exemple  de  son  hystérique,  à  partager  les 
impressions  d'autrui,  c'est-à-dire  l'incrédu- 
lité de  Lessac. 

—  Oui,  messieurs,  vous  pourrez  le  voir, 
et  mon  intention  était  de  vous  proposer  de 
m'accompagner  demain  chez  la  malade. 

—  Nous  acceptons,  Bonnin. 

—  Tous  les  quatre,  messieurs  !  nous  au- 
rons l'air  de  jouer  une  scène  de  Molière. 


souvenirs  d'étudiant.  13 

—  Eh  bien  !  n'y  venez  pas,  de  Lessac,  dit 
Dalton,  mais  quant  à  moi  je  tiens  à  voir. 

—  Et  moi  à  ne  pas  voir,  réplique  Lessac. 
Vous  me  raconterez  ce  que  vous  aurez  vu, 
et  je  ne  pourrai  me  dispenser  de  vous  croire, 
tandis  que  si  je  voyais...  je  ne  me  croirais 
pas  du  tout. 

—  Merci  de  votre  confiance,  ou  de  votre 
politesse,  dis—je  en  riant  à  noire  ami,  mais 
retenez  bien  ceci,  Lessac  :  à  moins  que  l'on 
ne  vous  pende,  pour  vous  empêcher  de  par- 
ler, je  vous  prédis  que  vous  mourrez  avec  un 
sophisme  dans  la  bouche. 

A  dix  heures,  le  lendemain  matin,  Bon- 
nin,  Dalton  et  moi  nous  étions  chez  la 
malade. 

Madame  Joséphine  Garnier,  petite  mer- 
cière de  la  rue  des    Vieilles-Ètuves  (Bon- 


1  \  souyemrs  d'étudiant. 

nin  soignait  rarement  des  duchesses),  est 
âgée  de  vingt-cinq  ans.  Elle  est  de  petite 
taille,  mignonne,  gentillette,  de  complexion 
délicate.  Son  teint  blanc,  mitigé  par  un  im- 
perceptible incarnat,  la  vivacité  pétulante 
de  ses  gestes  qui  contraste  avec  la  langueur 
un  peu  affeclée  de  ses  poses  lorsqu'elle  ne 
parle  pas,  enfin,  l'incertitude  de  son  regard 
humide  et  voilé  caractérisent  en  elle  une 
innervation  vive  ,  désordonnée  peut-être, 
mais  dont  les  signes  généraux  sont  loin  de 
constituer  les  symptômes  de  la  terrible  ma- 
ladie que  Bonnin  nous  a  décrite. 

Joséphine,  que  notre  ami  a  eu  soin  de  faire 
prévenir  dès  le  matin  de  notre  visite,  nous 
accueille  avec  grâce,  et  se  soumet  sans  ré- 
sistance aux  expériences  que  nous  désirons 
voir. 


souvenirs  d'étudiant.  ?5 

Voici,  sauf  erreur  de  mémoire,  le  procès- 
verbal  de  ces  expériences  : 

Bonnin  s'assied  en  face  de  la  malade; 
lui  impose  sans  la  toucher  les  deux  mains 
sur  la  tête,  puis  au  bout  de  dix  ou  douze  mi- 
nutes, il  lui  demande  si  elle  dort. 

—  Non,  monsieur,  répond  Joséphine 
d'un  ton  bref. 

Alors  Bonnin  se  retourne  vers  nous  et 
nous  dit: 

—  Messieurs,  la  malade  est  endormie  :  je 
le  reconnais  à  sa  voix. 

—  Comment!  fais— je  tout  ébahi,  vous  en- 
tendez bien  qu'elle  prétend  le  contraire. 

—  Cette  jeune  femme,  messieurs,  n'a  pas 
la  conscience  de  son  état  :  voilà  la  troisième 
fois  que  j'observe  la  même  anomalie. 

—  Alors  à  quoi  diable  vous  sert  de  lui 


16  souvenirs  d'étudiant. 

demander  si  elle  dort?  Nous  entend-elle? 

—  Je  ne  le  crois  pas. 

—  M'entendez-vous,  madame?  dit  Dalton. 

Joséphine  ne  répond  pas. 

Bonnin  nous  conduit  alors  dans  un  ca- 
binet, et  nous  dit  : 

—  Nous  allons  nous  placer  tous  les  trois 
derrière  la  somnambule  et  de  telle  façon 
quelle  ne  puisse  nous  voir.  Là,  vous  me 
toucherez,  vous  me  pincerez,  la  partie  du 
corps  que  vous  voudrez,  et  vous  ne  tarderez 
pas  à  acquérir  la  certitude  que  le  sujet  par- 
tage mes  sensations. 

—  Faudra-l-il  vous  pincer  fort,  Bonnin  ? 

—  Pas  trop...  vous  lui  feriez  mal. 

Dalton  et  moi  nous  nous  regardons  en 
souriant. 


SOUVENIRS    D  ETUDIANT.  17 

—  Ce  brave  Bonnin,  lui  dis-je  à  l'oreille, 
a  la  candeur  d'un  saint. 

—  Eh  bien,  voyons  s'il  aura  aussi  l'abné- 
gation d'un  martyr. 

Et  pour  résoudre  sa  proposition,  nous  ne 
nous  sommes  pas  plus  tôt  établis  derrière  la 
chaise  de  la  malade,  que  Dalton  pince  d'im- 
portance le  mollet  de  notre  ami. 

Bonnin  ne  sourcille  pas:  la  conscience  de 
son  rôle  semble  lui  donner  l'impassibilité 
d'un  fakir. 

Quant  à  Joséphine,  qui  partage  les  sen- 
sations de  son  magnétiseur...  elle  a  bien 
du  courage! 

—  Plus  fort,  dis-je  à  Dalton,  qui  m'obéit 
en  conscience. 

—  Miracle!  Joséphine  se  trémousse  et 
porte  la  main  à  son  mollet.  Bonnin  est  triom- 

I.  2 


18  souvenirs  d'étudiant. 

phant...  Daltonetmoi  nous  sommes  dans  la 

stupéfaction. 

Deux  ou  trois  expériences  faites  coup  sur 
coup,  corroborent  en  quelques  minutes 
le  principe  inouï  de  solidarité  que  semble 
impliquer  ce  que  nous  venons  de  voir. 

Sous  prétexte  de  multiplier  les  éléments 
de  notre  conviction,  nous  torturons  à  l'envi  le 
pauvre  Bonnin,  qui,  soutenu  par  le  feu  sa- 
cré du  prosélytisme,  semble,  nouveau  con- 
vulsionnaire  de  Saint-Médard,  se  délecter 
dans  son  supplice  et  provoquer  de  nouvelles 
douleurs. 

Nous  lui  meurtrissons  les  bras  en  le  pin- 
çant, nous  lui  titillons  les  lèvres  et  les  nari- 
nes avec  des  barbes  de  plume,  nous  lui  ti- 
rons les  cheveux  et  les  oreilles. 

Joséphine  porte  rapidement  ses  mains  de 


SOUVENIRS   D'ÉTUDIAKT.  19 

ses  bras  à  ses  lèvres,  de  son  nez  à  ses  oreilles, 
et  finit  par  s'écrier,  avec  une  petite  moue 
charmante: 

—  Ah  !  c'est  impatientant  ! 

Pour  le  coup  Bonnin  n'y  tient  plus: 

—  Ehbien!  messieurs?...  s'écrie-l-ilavec 
explosion. 

—  Eh  bien,  Bonnin,  nous  admirons. 

—  Etes- vous  convaincus  ?... 

—  Nous  le  sommes,  dit  Dalton,  et  je  n'ai 
plus  qu'un  désir. 

—  Lequel? 

—  Celui  de  vous  étrangler,  Bonnin,  pour 
savoir  si  madame  en  mourrait. 

—  Ah  !  voilà  mon  cher  Dalton  qui  serait 
digne  de  Lessac,  dit  l'imperturbable  magné- 
liseur,  en  accompagnant  ses  paroles  d'un 
mouvement  d'épaules  souverainement  dédai- 


20  souvenirs  d'étudiant. 

gueux;  puis  se  ranimant  iout  à  coup  à  la 
flamme  ardente  de  son  enthousiasme,  et  pa- 
raissant presque  résigné  à  subir  l'épreuve 
suprême  que  lui  propose  Dalton  : 

—  Vous  prenez  cela  pour  une  plaisan- 
terie, messieurs,  s'écrie- t-il,  eh  bien,  moi, 
je  vous  le  déclare,  je  ne  suis  nullement  cer- 
tain que  ma  mort  n'entraînerait  pas  celle  de 
madame. 

—  Croyez-moi,  Bonnin,  dis-je  en  riant, 
remettons  cette  expérience  à  une  autre  fois, 
et  contentons-nous  pour  aujourd'hui,  de  nous 
assurer  que  votre  aimable  somnambule  en- 
tend aussi  bien  vos  pensées  qu'elle  partage 
vos  sensations. 

Afin  de  procéder  d'une  façon  rigoureuse, 
nous  décidons  que,  sans  proférer  une  seule 
parole     (une    excessive    délicatesse   d'ouïe 


souvenirs  d'étudiant.  2! 

n'ayant  rien  de  surnaturel),  nous  écrirons  sur 
de  petits  morceaux  de  papier,  que  nous  met- 
trons successivement  sous  les  yeux  de  Bon- 
nin,  chacun  des  ordres  que  celui-ci  devra 
transmettre  mentalement  à  la  somnambule. 

Le  magnétiseur  ne  se  réserve  que  le  droit 
de  dire  à  haute  voix,  à  chaque  expérience  et 
sans  jamais  changer  de  formule  : 

«  Faites  attention,  madame,  je  vous  parle, 
écoutez-moi  et  veuillez  faire  ce  que  je  vous 
dis.  » 

Après  que  nous  nous  sommes  prémunis, 
par  cette  convention,  contre  toute  possibilité 
de  supercherie,  Dallon  prend  le  premier  la 
plume  et  met  silencieusement  celte  phrase 
sous  les  yeux  du  magnétiseur  : 

«  Que  la  somnambule  se  lève,  s'approche 
du  lit,  et  mette  mon  chapeau  sur  sa  tête.  » 


22  souvenirs  d'étudiant. 

Bonnin  prononce  aussitôt  sa  formule  sa- 
cramentelle: «  faites  attention,  madame,  je 
vous  parle,  etc.»;  puis,  concentrantsa  pensée. 
il  croise  ses  bras  sur  sa  poitrine,  prend  un 
air  majestueusement  impératif,  et  opère 
mentalement  l'évocation  dontnousattendons 
l'effet. 

Ce  brave  Bonnin  !  Je  ne  puis  m'empêcher 
de  sourire  encore,  en  me  rappelant  sa  lon- 
gue figure  blême  tachetée  de  roux,  et  sa  bonne 
physionomie  de  Potier  jouant  le  père  Sour- 
nois dans  les  petites  Danaïdes.  Oh  !  qu'il  eût 
été  beau,  peint  par  Charlet,  dans  ce  moment 
solennel!  Je  suis  sûr  que  Moïse  et  Aaron 
étaient  moins  graves  et  moins  pénétrés  de 
leur  puissance  lorsqu'ils  opéraient  devant  les 
sages  d'Egypte  le  miracle  des  verges  trans- 
formées en  dragons. 


23 

Attention!  Joséphine  se  lève...  elle  hé- 
site... Que  va-t-elle  faire?  La  voilàqui  mar- 
che vers  la  fenêtre...  Ce  n'est  pas  cela...  elle 
s'arrête...   bien!  elle  revient  sur  ses  pas. 

—  Nous  entend-elle,  Bonnin  ? 
Bonnin  fait  signe  que  non. 

—  Betirez  cette  chaise,  Dalton. 

—  Ne  retirons  rien  du  tout. 

—  Et  si  elle  se  heurte? 

—  C'est  son  affaire. 

La  somnambule  fait  un  petit  détour  pour 
éviter  la  chaise  et  se  dirige  vers  le  lit. 

—  Très-bien  ! 

—  Taisez-vous  donc. 

—  Puisqu'elle  ne  nous  entend  pas. 

—  Qu'est-ce  qui  vous  le  prouve? 

—  Bonnin  l'affirme. 

—  La  belle  preuve! 


24  SOUVENIRS  d'étudiant. 

Continuant  à  parodier  la  pose  du  Sparta- 
cus  de  Foyatier,Bonnin  redouble  d'efforts,  et 
semble  passé  à  l'état  de  statue. 

Quanta  Joséphine...  que  vois-je!...  José- 
phine étend  les  mains  sur  le  lit...  et  y  prend 
un  chapeau...  le  chapeau  de  Dalton!...  Elle 
hésite...  elle  rit...  Bravo!  bravo!  Bonnin... 
courage,  Joséphine!  Par  ma  foi,  c'en  est  fait, 
le  chapeau  de  notre  ami  est  sur  la  tête  de  la 
somnambule,  et  voilà  Bonnin  plus  radieux 
que  le  soleil  au  zénith. 

Dernière  expérience  : 

Comme  c'est  à  mon  tour  d'ordonnei  ce 
que  Joséphine  devra  faire,  j'écris  le  billet 
suivant  : 

«  Que  la  somnambule  aille  allumer  la 
bougie  qui  est  sur  la  console.  » 

—  Ah-!   ah!  dit  Bonnin  après  avoir  lu, 


souvenirs  d'étudiant.  '25 

voici  le  cas,  ou  jamais,  d'employer  tout  mon 
teu. 

—  Un  jeu  de  mots!  Bonnin  :  le  succès 
vous  métamorphose. 

—  Faites  attention,  madame,  je  vous 
parle,  écoutez-moi,  etc.  etc. 

Un  grand  silence  succède  à  ces  paroles 
de  notre  ami. 

La  somnambule  semble  écouter  une  voix 
intérieure.  Après  quelques  minutes  d'hési- 
tation, elle  s'approche  de  la  cheminée,  s'ar- 
rête, hésite  encore,  revient  sur  ses  pas,  se 
rapproche  du  lit,  étend  la  main  comme  pour 
y  reprendre  un  chapeau,  puis  fait  un  geste 
d'impatience  et  paraît  écouter  de  nouveau 
la  voix  mystérieuse,  qui  selon  toute  appa- 
rence a  perdu  de  son  intensité. 

—  Courage  !  Bonnin. 


26  SOUVENIRS  d'étudiant. 

—  Inondez-la  de  fluide. 

Bonnin  fait  sans  le  vouloir  un  peu  de 
bruit  avec  ses  lèvres. 

—  Ah  !  mais  ne  trichez  pas. 

La  somnambule  s'avance  vers  la  croisée 
dont  elle  saisit  l'espagnolette. 

—  Lui  avez-vous  ordonné  de  se  jeter  par 
la  fenêtre? 

Bonnin,  répondant  pour  moi,  fait  grave- 
ment signe  que  nonl 

—  Ah!  mais,  vous  trichez,  Bonnin,  que 
diable!...  madame  ne  joue  pas  au  jeu  de  la 
pincette. 

Joséphine  quittant  la  fenêtre  vient  toul 
droit  à  Bonnin.  Que  va-t-elle  faire?...  elle 
lui  prend  la  main,  elle  approche  sa  figure 
comme  pour  l'embrasser!  Bonnin  reste  de 
marbre. 


souvenirs  d'étudiant.  27 

—  Oh  !  oh  !  fait  Dalton,  il  me  semble 
que  notre  ami  dit  d'étranges  choses  à  ma- 
dame... Elle  y  tient,  ma  foi...  Est-ce  là  ce 
que  vous  avez  demandé  ? 

Je  fais  signe  que  non. 

—  Non?  ah!  bien  alors,  Bonnin,  vous  tri- 
chez horriblement. 

Démonté  par  cette  apostrophe,  le  pu- 
dique magnétiseur  quitte  sa  pose  antique,  et 
sacrifiant  son  expérience  à  la  pureté  de  son 
intention  : 

—  Ce  n'est  pas  cela,  dit-il,  madame  ;  vous 
ne  me  comprenez  pas. 

—  Comment!  Bonnin,  vous  y  renon- 
cez? 

—  Je  suis  fatigué  ;  je  n'ai  plus  la  force  de 
vouloir  avec  précision. 

—  Ah!  c'est  mal  finir. 


m 

—  A  votre  place,  au  moins,  dit  Dation, 
me  serais-je  laissé  embrasser. 

Bonnin  éveille  Joséphine;  nous  prenons 
congé  d'elle  et  nous  nous  séparons.     .     . 


Le  soir,  en  dînant,  nous  racontâmes  à  de 
Lessac  ce  qui  s'était  passé. 

—  J'ai  pris,  messieurs,  nous  dit-il,  l'en- 
gagement de  vous  croire,  l'honneur  me  fait 
donc  un  devoir  de  tenir  cet  engagement. 
Cependant,  je  vous  avoue,  qu'en  dépit  de  la 
meilleure  volonté  du  monde... 

—  Eh!  rappelez-vous,  Lessac,  le  vers  de 
Despréaux  : 

«  Le  vrai  peut  quelquefois  n'être  pas  vraisemblable   » 

—  A  la  bonne  heure;  mais  l'absurde  ne 


souvenirs  d'étudiant.  29 

peut  jamais  être  vrai  :  car  l'absurde  c'est 
l'impossible. 

—  Et  l'impossible,  observa  judicieuse- 
ment Dalton,  n'est  souvent  tenu  pour  tel 
que  parce  qu'on  ne  Ta  pas  encore  vu. 

«  Le  réel  esl  étroit,  le  possible  est  immense. 

dit  sentencieusement  Bonnin,  en  se  ver- 
sant impassiblement  un  grand  verre  de  vin 
de  Saint-Georges. 

—  Oh  !  palsembleu  !  s'écria  Lessac,  vous 
parlez  tous  maintenant,  messieurs,  comme 
faisaient  les  oracles.  De  grâce,  revenons  à  la 
prose,  car  les  poètes,  en  physiologie,  n'ont 
pas  voix  délibérative.  Je  soutiens,  moi,  tout 
en  admettant,  puisqu'il  le  faut,  la  sincérité 
de  votre  récit,  que  vos  expériences  ne  prou- 
vent rien. 


30  SOUVEMRS    h'ihlDI.OT. 

—  Cependant  les  premières... 

—  Sont  démenties  par  la  dernière... 

—  Ah  !  Lessac,  quelle  hérésie  !  oubliez- 
vous  donc,  qu'en  bonne  logique,  cent  faits 
négatifs  ne  prouvent  rien  contre  un  fait  po- 
sitif. 

—  En  matière  de  miracles!...  c'est  l'in- 
verse qu'il  faut  admettre. 

—  Mon  ami,  dis-je  à  Lessac,  vous  n'êtes 
qu'un  plagiaire.  MM.  Roux,  Gerdy,  Dubois 
fd'Amien),  Cornac  et  consorts,  ont  inventé 
pour  leur  usage  cette  manière  de  raisonner. 
Volez  au  moins  des  gens  d'esprit,  si  vous 
ne  voulez  être  vous-même..... 

Deux  ou  trois  jours  de  suite,  l'objet  de 
cette  discussion  fut  remis  sur  le  tapis.  Les- 
sac était  spirituel  et  mordant,  il  nous  fit  peur 
du  ridicule.  La  honte  de  passer  pour  cré- 


souvenirs  d'étudiant.  31 

dules  finit  par  nous  empêcher  d'être  croyants. 
Enfin,  le  temps  qui  use  nos  impressions  et 
fait  à  la  longue  de  nos  âmes,  des  sortes  de 
médailles  frustes,  se  joignit  si  bien  au  res- 
pect humain  pour  corroder  mes  souvenirs, 
qu'en  partant  de  Montpellier  je  ne  me  rap- 
pelais même  pas  que  pendant  huit  jours 
j'avais  cru  au  magnétisme. 


Il 


VOYAGE   A  ALGER 


II 


Voyage  à  Alger.  —  I^es  Bain»  maure». 


A  Montpellier  j'avais  connu  et  fréquenté 
plusieurs  marins.  Ce  furent  leurs  récits  qui 
me  suggérèrent  l'idée  de  me  faire  recevoir 
chirurgien  de  marine ,  afin  de  courir 
le  monde  à    mon  tour,  et  ce  beau  projet 


36  VOYAGE   A   ALGER. 

Tannée  suivante  me  conduisit  à  Toulon. 

Cette  folie  (car  c'en  était  une  relativement 
à  ma  situation)  est,  de  toutes  celles  que  j'ai 
faites  en  ma  vie,  la  seule  qui  ne  m'ait  pas 
laissé  de  regret. 

Toulon,  malgré  lout  le  mal  que  j'en  ai 
entendu  dire  par  des  gens  du  Nord,  est  la 
<eule  ville  de  France  où  j'aie  vécu  à 
mon  gré. 

J'aimais  son  beau  ciel,  ses  alentours  pit- 
toresques, l'animation  de  son  port,  et  surtout 
l'aspect  changeant  de  cette  population  cos- 
mopolite qui  se  renouvelle  tous  les  jours. 

A  Toulon,  on  parle  d'un  voyage  en  Chine 
ou  au  Pérou  comme  l'on  fait  à  Paris  d'une 
excursion  en  province. 

Quant  à  une  traversée  de  cent  cinquante 
lieues,  ce  n'est  plus  un  voyage,   mais  une 


LES    BA1SS    MAURES.  37 

promenade.  C'est  à  peine,  par  exemple,  si. 
pour  aller  en  Algérie,  on  croit  nécessaire 
de  changer  de  linge  et  de  se  faire  la  barbe. 
Si.  en  sortant  du  cabinet  de  lecture  où  l'on 
attend  l'heure  du  départ,  on  n'a  pas  de  mon- 
naie dans  sa  poche  pour  payer  la  séance:  je 
payerai  en  repassant,  dit-on,  je  ne  vais  qu'à 
deux  pas...  à  Alger. 

Je  fis  donc  un  jour  cette  promenade  d'Al- 
ger, comme  tout  le  monde  la  fait,  par  dé- 
sœuvrement. 

C'était  vers  la  fin  de  juillet  1834. 

A  cette  époque,  Alger  ne  ressemblait 
pas  à  ce  qu'il  est  aujourd'hui. 

Vu  de  loin,  c'était  une  carrière  de  plâ- 
tre ;  vu  de  près,  c'était  une  masse  informe 
et  compacte  de  masures  en  démolition. 

Après  avoir  visité  la  Casbah,  l'hôtel  Ro- 


38  VOYAGE    A    ALGER. 

vigo,  et  la  maison  de  plaisance  du  Dey,  dont 
on  a  fait  un  hôpital,  la  première  chose 
dont  on  s'occupait  en  arrivant  était  d'aller 
aux  bains  maures,  où  l'on  se  trouvait  d'or- 
dinaire en  société  nombreuse  et  très-mêlée, 
les  femmes  pendant  le  jour  et  les  hommes 
dans  la  soirée. 

Représentez-vous,  dans  une  ruelle  som- 
bre et  tortueuse,  une  masure  décrépite  de  la 
plus  chétive  apparence,  n'ayant,  comme  la 
plupart  des  habitations  mauresques,  d'autre 
jour  au  dehors  qu'une  porte  basse  et  cintrée, 
et  vous  aurez  conçu  l'aspect  extérieur  de  l'é- 
tablissement dont  je  parle. 

La  première  pièce  dans  laquelle  on  en- 
tre, en  descendant  deux  marches,  n'offre 
rien  de  particulier,  si  ce  n'est  qu'elle  est 
malpropre,  délabrée,  avec  le  sol  pour  par- 


LES   BAINS   MAURES.  39 

quel,  et  éclairée  le  soir  par  une  lanterne 
d'écurie  suspendue  à  une  poutre. 

C'est  là  qu'un  vieux  Maure,  accroupi  dans 
une  sorte  de  comptoir,  reçoit  de  vos  mains 
votre  montre,  vos  bijoux,  votre  argent,  en 
un  mot  tout  ce  que  vous  avez  sur  vous  de 
précieux.  Son  air  et  sa  mise  sont  tels,  qu'en 
lui  confiant  ces  objets,  vous  ne  pouvez 
vous  défendre  de  l'idée  que  vous  êtes 
dans  un  coupe-gorge,  et  que  celui  qui  sort 
de  là  vivant,  doit  un  beau  cierge  à  Notre- 
Dame, 

La  pièce  dans  laquelle  s'ouvre  celle  que 
je  viens  de  décrire  est  le  vestiaire,  où  tous 
les  baigneurs  se  déshabillent  en  commun 
pour  entrer  dans  Xétuve. 

Celle-ci  consiste  dans  une  vaste  salle  voû- 
tée et  dont  l'aire,  formée  de  plaques  de  fonte 


40  VOYAGE    A   ALGER. 

juxta-posées  comme  des  dalles,  est  chauf- 
fée à  la  vapeur. 

Les  voûtes,  car  il  y  en  a  plusieurs,  s'arc- 
boulenlsur  des  colonnes  largement  espacées. 

Quelques  lanternes  suspendues  entre  ces 
colonnes,  répandent  dans  ce  local  étrange 
une  lumière  blafarde. 

Enfin,  autour  d'une  grande  table  ronde, 
en  pierre  polie,  des  nattes  de  jonc  gisent  çà 
et  là  :  chaque  baigneur  a  la  sienne  sur  la- 
quelle il  s'étend. 

Une  vapeur  blanche,  onctueuse  et  légè- 
rement aromatique,  remplit  constamment 
l'étuve. 

Comme  le  sol  est  chauffé,  comme  les 
murs  et  les  voûtes  ne  se  refroidissent  jamais, 
cette  vapeur  se  condense  à  peine. 

Lorsque  tous  les  baigneurs  sont  à  leurs 


LES    BAINS    MAURES.  41 

nattes,  elle  s'épaissit  insensiblement  et  sans 
bruit,  car  on  ne  sait  d'où  elle  vient. 

Bientôt  la  table  de  pierre,  les  colonnes. 
les  lanternes,  tous  les  objets  enfin,  disparais- 
sent dans  ce  tiède  brouillard. 

On  entend  des  voix  que  l'écho  des  voûtes 
répète  d'une  façon  singulière,  mais  on  ne 
distingue  plus  rien,  si  ce  n'est,  par  instant, 
quelques  formes  humaines  qu'on  aperçoit 
confusément  et  comme  dans  le  lointain  :  ce 
sont  des  baigneurs  qui,  après  avoir  inconsi- 
dérément quitté  leur  natte,  cherchent  à  la 
retrouver. 

Cependant,  au  bout  de  quelques  minutes, 
vous  sentez  qu'on  vous  touche;  un  corps 
chaux  et  moelleux  se  promène  sur  votre 
épiderme. 

Plongé  dans  un  voluptueux  accablemenf. 


42  VOYAGE   A    ALGER. 

c'est  à  peine  si  vous  cherchez  à  vous  rendre 
compte  de  cette  sensation  nouvelle.  Pour- 
tant si  vous  songez  à  en  reconnaître  la  cause, 
voire  main  rencontre  celle  d'un  homme. 

Alors  vous  ouvrez  les  yeux,  vous  vous 
asseyez  pour  tâcher  de  voir,  et  vous  distin- 
guez enfin  une  ombre  noire,  accroupie  et 
qui  opère  sur  votre  peau  des  attouchements 
étranges  :  c'est  un  nègre  qui  vous  masse. 

Le  massage,  tel  qu'on  le  pratique  à  Paris 
dans  les  établissements  de  bains  russes,  n'est, 
pour  ainsi  dire,  qu'une  parodie  du  massage 
oriental.  Nos  baigneurs  français  n'y  enten- 
dent rien. 

Sous  prétexte  de  donner  de  la  souplesse  à 
vos  muscles  et  à  vos  articulations,  ils  vous 
meurtrissent  la  peau  et  vous  disloquent  les 
membres. 


LES   BAINS    MAURES.  43 

Le  masseur  oriental,  au  contraire,  s'y 
prend  avec  une  délicatesse  infinie  :  on  de- 
vine qu'il  y  a  de  l'art  dans  ce  qu'il  fait,  et 
que  cet  art,  il  le  pratique  presque  depuis 
sa  naissance. 

Si  cet  homme  n'est  pas  né  dans  la  vapeur 
de  l'étuve,  il  a  dû  y  passer  une  grande  par- 
tie de  sa  vie.  On  le  sent  à  l'agilité  comme  à 
la  souplesse  de  tous  ses  mouvements,  à  sa 
pudeur  hypocrite,  et  surtout  à  l'indifférence 
avec  laquelle  il  remplit  sa  tâche. 

Ce  nègre  vous  traite  exactement  comme 
il  le  ferait  d'une  chose  délicate  ei  fragile, 
mais  non  d'un  être  vivant. 

Pendant  qu'il  vous  savonne,  vous  frotte, 
vouslotionne,  c'est  un  manœuvre  à  la  tâche, 
qui  tourne  une  meule,  ou  vanne  du  grain, 
à  tant  par  jour. 


44  VOYAGE    A    ALGER. 

Il  s'occupe  de  votre  corps,  mais  nulle- 
ment de  vous. 

Je  ne  sais  quelle  langue  il  parle,  mais, 
quelle  que  soit  la  vôtre,  soyez  sûr  qu'il  ne 
l'entend  pas. 

Au  bout  d'un  certain  temps,  et  tout  en 
se  livrant  à  sa  besogne,  il  se  met  à  chanter, 
dans  un  idiome  inconnu,  un  air  monotone 
de  son  pays  natal. 

Chacun  de  ses  compagnons  de  travail  ne 
tarde  pas  à  l'imiter,  et  c'est  bientôt  dans  l'é- 
tuve  un  concert  encore  plus  bizarre  qu'as- 
sourdissant, et  qui  complète  une  fantasma- 
gorie dont  on  ne  peut  jouir  qu'à  Smyrne,  à 
Constantinople  ou  à  Alger. 

Cependant,  à  la  fin,  les  chants  cessent 
par  degrés  et  la  vapeur  s'éclaircit.  Les  om- 
bres blanches  recommencent  à  se  mouvoir. 


LES   BAINS    MAURES.  45 

et  l'écho  redit  de  nouveau  quelques  paroles 
françaises. 

Les  baigneurs  vont  recevoir  leurs  derniè- 
res ablutions  sous  des  robinets  de  cuivre 
jaune,  qui  de  divers  points  des  murs  vomis- 
sent des  torrents  d'eau  tiède  dans  des  cuvet- 
tes de  bronze. 

Enfin,  je  ne  sais  ce  que  devient  la  vapeur, 
mais  elle  disparaît  presque  entièrement,  et  la 
table  de  pierre,  dont  je  n'avais  pas  d'abord 
deviné  l'usage,  sert  de  banc  aux  baigneurs, 
qu'attend  là  une  dernière  cérémonie,  aussi 
piquante  qu'imprévue  pour  les  nouveaux 
débarqués. 

D'abord,  on  les  essuie:  puis  on  leur  met 
aux  pieds  des  babouches  de  maroquin,  sur  la 
tête  une  bande  de  laine  contournée  en  tur- 
ban, puis  enfin  sur  tout  le  corps  une  longue 


46  VOYAGE    A   ALGEB. 

pièce  d'étoffe  blanche  dont  on  les  emmail- 
lotte. 

Maures  ou  Français,  accoutrés  ainsi, 
indistinctement,  en  enfants  du  prophète,  sont 
conduits  tour  à  tour  dans  la  salle  des  divans. 

Que  ce  dernier  mot  n'ait  pas  pour  nos 
lecteurs  l'acception  qu'on  lui  donne  dans  nos 
salons  parisiens. 

Les  divans,  à  Alger,  sont  de  méchants 
sommiers  rembourrés  de  crin  ou  d'herbages, 
et  qui,  disposés  côte-à-côte  sur  un  plan  in- 
cliné, formant  le  fer  à  cheval,  représentent 
exactement  le  lit  de  camp  d'un  corps  de 
garde.  C'est  sur  ces  sommiers  que  les  bai- 
gneurs se  couchent  en  sortant  de  l'étuve. 
sous  prétexte  d'y  dormir;  mais  le  vacarme 
qui  se  fait  autour  deux  ne  leur  permet  pas 
d'y  songer. 


LES    BAINS    MAURES.  47 

Si  les  Maures  sont  d'ordinaire  silencieux 
comme  les  Turcs,  presque  tous  les  nègres 
sont  bruyants. 

Pour  ranger  un  meuble,  un  matelas,  une 
chaise,  un  brin  de  paille,  ils  se  démènent 
comme  de  vrais  démons  :  je  ne  connais  pas 
d'activité  plus  stérile  que  la  leur. 

Ajoutons  qu'on  ne  se  rend  guère  aux 
bains  maures  que  par  partie  de  plaisir,  de 
sorte  qu'au  lieu  de  chercher  dans  un  repos 
réparateur  le  complément  des  effets  salu- 
taires qu'on  leur  attribue,  on  n'a  d'autre 
souci  que  d'en  égayer  jusqu'au  bout  l'é- 
trange cérémonie. 

Les  plus  paisibles  fument  dans  la  longue 
pipe  qu'on  leur  présente  l'excellent  tabac 
turc  dont  elle  est  chargée,  tandis  que  les 
autres  jouent,  vocifèrent,  se  chamaillent  et 


*8  VOYAGE    A    ALGER. 

mêlent  leurs  éclats  de  rire  aux  criailleries 
des  nègres. 

Indépendamment  de  la  pipe,  dont  on  le 
gratifie,  chaque  baigneur  a  sa  tasse  de  café 
sans  sucre,  et  dont  le  marc  pilé  au  mortier 
au  lieu  d'être  moulu,  se  dépose  au  fond  du 
vase  en  sédiment  impalpable. 

Le  bain  maure  passe  pour  être  un  re- 
mède infaillible  aux  douleurs  musculaires, 
ce  que  je  n'oserais  affirmer  d'une  manière 
très-explicite,  mais  ce  qui  doit  paraître  d'au- 
tant plus  vraisemblable  aux  médecins  ho- 
mœopathes,  qu'il  donne  des  rhumatismes 
à  ceux  qui  n'en  ont  pas.  Pour  mon  compte, 
j'y  entrai  bien  dispos  et  j'en  sortis  courba- 
turé. 

Ce  fut  le  surlendemain  de  mon  arrivée  que 
je   m'y  rendis  en  compagnie   nombreuse. 


LES    BAIiNS    MAURES.  49 

En  débarquant,  je  m'étais  rappelé  l'a- 
dresse d'un  M.  D.  avec  le  frère  duquel  j'étais 
lié  à  Toulon.  Cette  recommandation  impro- 
visée, jointe  à  l'hospitalière  aménité  de  M.  D.: 
me  servit  à  merveille. 

Le  frère  de  mon  ami  demeurait  rue  de 
Chartres,  n°  19.  C'était  alors  un  jeune  homme 
de  vingt-cinq  à  vingt-six  ans,  actif,  intelli- 
gent, ambitieux  peut-être,  propre  en  un  mo- 
à  faire  fortune,  ce  qu'il  fit  en  effet. 

Je  sais  depuis  peu  que  M.  D.  est  actuelle- 
ment commissaire  priseur  à  Alger,  où  il 
jouit,  sous  tous  les  rapports,  d'une  grande 
considération.  Tant  mieux,  il  la  mérite,  ne 
serait-ce  que  pour  l'affabilité  avec  laquelle 
il  accueille  les  amis  de  ses  amis. 

Tout  occupé  qu'il  était  de  ses  affaires,  il 
voulut  être  mon  cicérone  et  me  conduisit 


50  VOYAGE    A    ALGER. 

partout.  J'eus  même  toutes  les  peines  du 
monde  à  me  défendre  d'accepter  un  loge- 
ment chez  lui,  et  je  ne  pus  me  dispenser  d'y 
manger  plusieurs  fois. 

Ce  fut  donc  M.  D.  qui  me  fit  les  honneurs 
des  bains  Maures. 

Nous  y  allâmes,  en  sortant  de  dîner  chez  lui, 
avec  un  de  ses  jeunes  frères  qui  lui  servait 
de  commis,  et  deux  ou  trois  autres  personnes 
de  sa  connaissance. 

Ce  dîner  de  garçons,  égayé  par  de  bons 
mots,  de  bons  vins,  des  propos  hasardés,  des 
chansons  grivoises,  et  surtout  par  la  bonne 
humeur  de  notre  hôte,  s'était  prolongé  jus- 
qu'à la  nuit  noire. 

Tous  tant  que  nous  étions,  en  entrant  dans 
letuve,nousavions,commeonle  dit,  un  pied 
dans  la  vigne  du  Seigneur. 


LES   BAINS    .MAURES.  51 

Quelles  bonnes  conditions  pour  transpirer 
à  outrance  et  pour  jouir  doublement  duspec- 
tacle  fantastique  que  j'ai  essayé  de  décrire  ! 

Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  j'y  perdis  tout 
à  fait  la  raison.  Les  baigneurs,  les  nègres  et 
surtout  les  lanternes  se  multipliaient  indéfi- 
niment à  mes  yeux;  j'entendais  le  son  du 
rebet,  je  voyais  la  danse  macabre,  et  bientôt 
enfin  je  ne  vis  plus  rien  que  le  négrillon  qui 
me  massait. 

Ce  fut  seulement  sur  les  divans  que  je 
retrouvai  ma  compagnie!  encore  fais— je  un 
abus  de  mots  en  disant  que  je  la  retrouvai. 

Le  moyen  de  reconnaître,  sous  un  costume 
uniforme  et  grotesque,  des  gens  dont  la  fi- 
gure ne  vous  est  connue  que  depuis  deux 
heures  ? 

A  tout  hasard,  je  m'étends  à  l'exemple  de 


52  TOI AGE    A    ALGER. 

u*es  voisins,  j'allume  en  homme  expert  la 
qui  m'est  offerte,  et,  moi  qui  raffole  de 
sucre,  je  bois  pour  mes  péchés  le  café  amer 
qui  m'est  servi. 

Cependant  la  conversation  s'engage,  mon 
voisin  de  droite  se  plaint  d'être  exténué,  et 
ni  on  voisin  de  gauche,  qui  se  brûle  le  pouce 
en  tassant  son  tabac,  jure  avec  une  verve 
qui  trahit  à  la  fois  son  caractère  et  son  accent. 
L'accent  franc-comtois!  l'accent  de  mon 
pays!  je  le  reconnaîtrais  entre  mille,  je  le 

reconnaîtrais  toujours ô  patrie! 

Comme  fasciné  par  un  talisman,  je  prête 
une  oreille  attentive  aux  propos  du  baigneur. 
Je  dois  supposer  qu'il  s'est  brûlé  au  vif,  car 
il  est  prodigue  de  ses  blasphèmes.  Mais,  pour 
le  coup,  je  ne  rêve  pas,  et  cette  voix  m'est 
connue! Un  compatriote,  un  camarade, 


LES    BAINS    MAURES.  53 

un  ami,  à  cinq  cents  lieues  du  pays  na- 
tal !  oh  !  le  cœur  me  bat  bien  fort  ! 

—  Vous  êtes  du  Jura?  lui  dis-je. 

Mon  voisin  à  ces  mots  tressaille,  et  se  lève 
si  brusquement  qu'il  renverse  sa  tasse. 

—  D'où  le  savez-vous?  s'écrie-t-il. 

—  Voire  parler  montagnard... 

—  Mais  il  me  semble  aussi  que  votre 
voix 

—  Connaissez- vous  ces  vers  : 


Je  l'aimais  tant,  hélas!...  son  nom  seul  reste  encor 

En  mon  àme  abîmée, 
Comme  sur  un  tombeau,  l'épitaphe  d'un  mort!... 

—  Mémée! 


S'écrie  Jacques  Albin,  car  c'est  lui-même, 
en  finissant  la  strophe  de  sa  composition, 


54  VOYAGE    A    ALGER. 

dont  les  derniers  vers  seulement  m  étaient 
revenus  à  l'esprit. 

Et  nos  deux  bédouins  (car  le  lecteur  se 
rappelle  nos  costumes)  de  se  jeter  dans  les 
bras  l'un  de  l'autre,  en  pleurant  de  joie 
comme  des  enfants. 


Après  avoir  suffisamment  diverti  les  bai- 
gneurs par  les  explosions  risiblement  tou- 
chantes de  notre  reconnaissance,  nous  nous 
hâtons,  Albin  et  moi,  d'échanger  notre  dés- 
habillé mauresque  contre  nos  habits  de 
chrétiens.  Je  prends  congé  de  M.  D. ,  en  lui 


LES   BAIINS   MAURES.  55 

rappelant  que  dès  le  point  du  jour  nous  de- 
vons partir  pour  le  camp  de  Douaira  où  il  a 
promis  de  me  conduire  ;  puis,  Jacques  m'em- 
mène chez  lui,  c'est-à-dire  dans  un  affreux 
galetas  de  la  rue  Baballoued,  où  nous  pas- 
sons ensemble  le  reste  de  la  soirée  et  une 
grande  partie  de  la  nuit. 

Mon  ami  me  met  en  quelques  mots  au 
courant  de  sa  position. 

Attaché  comme  auxiliaire  au  service  de 
santé,  il  habite  Alger  depuis  six  mois,  et  rem- 
plit à  l'hôpital  les  fonctions  de  chirurgien 
sous-aide. 

Physiquement,  Albin  n'est  presque  pas 
changé:  il  a  grandi,  voilà  tout.  Quant  au  mo- 
ral... hélas!  c'est  comme  autrefois.  Le  goût 
des  sensations  fortes  a  persisté  chez  lui.  De- 
puis la  déception  qu'il  a  éprouvée  dans  ses 


56  VOYAGE    A   ALGER. 

amours,  il  se  console,  en  s'enivrant,  de  l'in- 
fidélité de  sa  belle,  et  à  la  manière  dont  il 
attaque  les  six  bouteilles  de  bière  qu'il  vient 
de  nous  faire  apporter  par  son  nègre  Makis, 
je  crains  fort  que  mon  pauvre  ami  ne  soit  à 
jamais  inconsolable. 

—  Tu  aimais  donc  beaucoup  cette  fille , 
lui  dis— je,  pour  la  regretler  si  longtemps? 

—  Oui,  beaucoup,  me  répond-il.  Ce  n'est 
pas  que  j'eusse  voulu  jamais  donner  à  ma 
mère  le  chagrin  de  me  voir  épouser  made- 
moiselle Mémée  Désormes,  mais  enfin  je 
l'aimais,  et  j'ai  la  certitude  qu'en  l'épousant 
j'aurais  fait  mon  bonheur. 

Vois-tu,  mon  cher,  la  sympathie  est 
pour  les  d?nes  ce  qu'est  F  affinité  pour  les 
atomes. 

L'homme  est  un  être  essentiellement  in- 


LES    BAINS    MAURES.  57 

complet,  et  dont  l'existence  n'est  qu'un  long 
malaise  tant  qu'elle  s'accomplit  dans  l'isole- 
ment. Mon  cœur  était  au  cœur  de  Mémée 
ce  que  X oxygène  est  au  potassium.  Tu  me 
comprends,  toi  qui  possèdes  ton  Berzélius 
sur  le  bout  du  doigt.  Si  jamais  je  me  décide 
à  devenir  sage  et  laborieux,  je  m'applique- 
rai à  chercher  les  lois  de  cette  chimie 
morale. 

Pour  son  malheur  et  pour  lç  mien,  Jac- 
ques n'a  que  trop  bien  tenu  parole. 

Sur  les  trois  heures  et  demie,  le  jour  com- 
mençant à  paraître,  je  quittai  mon  ami  pour 
me  rendre  chez  M.  D.  qui  déjà  m'attendait  et 
venait  de  faire  seller  nos  chevaux. 

Platon,  celui  que  je  dois  monter,  est,  au 
dire  de  son  maître,  le  premier  trotteur  de  ta 


58  VOYAGE    A    ALGER. 

Régence  :  qualité  que  j'apprécierais  médio- 
crement, si  M.  D.  ne  m'affirmait  en  même 
temps  que  son  cheval  est  doux  comme  un 
agneau  et  si  parfaitement  intelligent  que, 
dans  le  cas  où,  par  impossible,  il  démonte- 
rait son  cavalier,  il  serait  capable  de  le  ra- 
masser. 

En  conséquence  me  voilà  sûr  de  revenir 
mort  ou  vif  à  Alger,  et  je  ne  désespère  pas 
d'être  en  état,  le  lendemain  matin,  d'aller 
faire  à  Jacques  le  récit  de  mon  excursion  à 
Douaira. 

Circonstance  fatidique  ! 

Cinq  années  devaient  se  passer  avant  que 
je  revisse  Albin. 


m 


ROMAN  D'UN  QUART  D'HEURE. 


III 


Roman  «l'un  quart  d'Heure 


M.  D.  et  moi,  nous  sommes  enfin  à  cheval. 

La  porte  se  referme  sur  nous.  Les  Bé- 
douins s'éveillent  et  se  rangent  pour  nous 
laisser  passer. 

Le  village  de  Del-Ibrahim  doit  être  notre 
première  halte. 


64  ROMAN 

en  ondulant  comme  d'immenses  vagues  su- 
bitement cristallisées  jusqu'au  cap  Ma- 
tifou. 

Leurs  derniers  versants,  déchirés  par  des 
ravins  profonds,  sont  couverts  d'une  végéta- 
tion variée  et  luxuriante. 

Quelques  arbres  d'Europe,  des  chênes,  des 
figuiers  de  Barbarie,  et  surtout  des  aloès 
croissent  pêle-mêle,  et  font  les  frais  d'une 
verdure  diaprée  dont  les  tons  heurtés  impres- 
sionnent l'œil  d'une  façon  singulière. 

Vous  sentez  à  cet  aspect  que  vous  n'êtes 
plus  en  France. 

Mais  que  ce  panorama  est  saisissant  et 
grandiose  pour  les  yeux  du  voyageur  qui  le 
contemple  pour  la  première  fois! 

Combien  je  fus  heureux,  mon  Dieu  !  pen- 
dant les  dix  ou  douze  jours  que  je  passai  sur 


d'un  quart  d'heure.  65 

ce  beau  rivage  d'Afrique,  que  j'aimerais  tant 
à  revoir,  et  que  je  ne  reverrai  plus  ! 

Triste  organisation  que  la  mienne!  pas 
une  de  mes  jouissances  qui  ne  me  laisse  un 
regret! 

Toute  ma  vie  fut  tourmentée  par  deux 
passions  contradictoires  :  l'amour  des  lieux 
nouveaux  et  l'amour  des  lieux  que  j'avais 
vus. 

0  charme  des  souvenirs,  quel  empire  vous 
avez  sur  moi  ! 

Oui,  je  traverserais  les  mers  pour  revoir 
un  vieux  chêne  dont  le  feuillage  m'a  abrité, 
une  pelouse  où  j'ai  dormi,  un  ruisseau  où  j'ai 
bu,  une  pierre  sur  laquelle  je  me  suis  assis! 

Malheur  à  moi  !  bientôt  il  me  faudra  tout 

quitter  pour  toujours! 

Mais  éloignons  ces  noires  pensées, 
i.  5 


»)3  ROMAIN 

La  mort  n'est  que  le  départ  pour  un  der- 
nier voyage... 

Là-bas,  là-bas,  on  retrouve  ses  amis, 
l'aïeule  qui  redit  en  nous  attendant  les  chan- 
sons et  les  contes  dont  fut  charmée  notre  en- 
lance...  Là-bas,  on  retrouve  sa  mère;  son 
amante,  tout  ce  qu'on  a  aimé. 

Est-ce  bien  vrai,  mon  Dieu?... 

Emilie!  vous  reverrai-je  aussi?  serez-vous 
encore  innocente  et  candide  comme  je  vous 
ai  quittée?  Vous  n'aviez  que  seize  ans.  Hé- 
las! vous  aurez  vieilli,  et  vous  ne  me  re- 
connaîtrez plus. 

Que  dis-je,  insensé!  me  reconnaîtriez-vous 
aujourd'hui!  pour  vous suis-je  quelque  chose 
dans  le  monde?  ai-je  seulement  occupé  vo- 
tre pensée  pendant  une  minute,  pendant 
l'instant   que  je  demeurai  près  de  vous? 


d'u«  quart  d'heure.  67 

Vous  souvenez-vous  encore  de  l'étranger 
qui  s'est  assis  sous  votre  toit  paisible? 

Belle  et  suave  jeune  fille!  oh  !  non,  tu  ne 
te  doutes  pas  qu'à  cinq  cents  lieues  du  pays 
que  tu  habites,  une  âme  mélancolique  comme 
la  tienne  s'émeut  à  ton  souvenir;  qu'un  pau- 
vre rêveur,  dégoûté  du  monde,  et  qui  s'en 
va  mourant,  verse  une  larme  de  regret  en 
écrivant  ton  nom. 

Il  est  bien  doux  ton  nom,  Emilie!  il  me 
rappelle  celui  d'une  sœur  que  j'adorais  et 
que  j'ai  perdue  jeune  encore.  Hélas!  tu  n'as 
jamais  su  le  mien. 


Que  le  lecteur  ne  s'attende  pas  au  récit 
d'une  aventure.  L'analyse  d'une  impression, 
d'un  phénomène  psychique,  dont  je  fus  long- 


G8  ROMAN 

temps  sans  me  rendre  compte,  va  seule  nous 
occuper. 

Comment  se  fait-il  qu'après  dix  ans  d'é- 
motions diverses,  de  luttes,  de  chagrins, 
d'affections  formées  et  détruites,  la  figure 
< l'une  personne  que  je  n'ai  pas  vue  dix  mi- 
nutes, que  je  n'ai  fait  pour  ainsi  dire  qu'en- 
trevoir en  courant,  se  retrouve  aujourd'hui 
si  nettement  dans  mon  cœur? 

Oui,  je  me  souviens  aussi  parfaitement 
d  Emilie  Dénan,  que  je  me  souviens  de  ma 
mère.  Mais  pour  moi  ce  n'est  pas  une  femme, 
ce  n'est  pas  une  jeune  fille  que  j'ai  rencon- 
trée par  hasard  sur  un  grand  chemin  d'A- 
frique; c'est  un  ange  qui  m'est  apparu  dans 
un  rêve. 

J'en  suis  sur  comme  de  mon  existence  : 
une  parcelle  de  son  âme  est  restée  dans  la 


d'un  quart  d'heure.  69 
mienne.,.  Albin  et  moi  nous  nous  rencontre- 
rons un  jour  sur  cette  voie  mystérieuse  des 
sympathies  instinctives 

Ainsi  que  je  l'ai  dit,  nous  chevauchions 
paiement  sur  la  route  de  Blida,  M.  D.  armé 
de  pied  en  cap,  pour  faire  face  aux  Bé- 
douins en  cas  d'altaque,  moi,  n'ayant  en 
main  qu'une  cravache  pour  exciter  mon 
cheval. 

Encore  dois-je  avouer  que  je  n'en  abuse 
pas!  le  meilleur  trotteur  de  la  régence  ne 
l'endurerait  point. 

Je  ne  perds  pas  de  vue  ses  oreilles  dans  la 
crainte  de  perdre  aussi  la  selle,  et.  malgré 
les  paroles  amicales  que  je  lui  adresse  de 
temps  en  temps  pour  me  rassurer,  la  liberté 
de  ses  allures  me  donne  quelque  inquiétude. 


70  ROMAN 

Franchement  pour  mon  usage,  je  lui  préfé- 
rerais l'àne  de  Sancho. 

À  tout  prendre  néanmoins,  je  ne  suis  pas 
trop  mécontent  de  lui,  et  je  suis  fort  content 
de  moi.  Serait-ce  par  hasard  qu'on  naît  ca- 
valier, comme  l'on  naît  poëte?  Je  serais  tenté 
de  le  croire  à  la  grâce  que  je  me  trouve. 

—  Eh  bien,    Plulon  !    qu'est-ce  qui  te 

prend? flairerais-tu  quelque  Proserpine 

au  bout  de  cette  avenue  delentisques?...  al- 
lons... Pluton!  ne  va  pas  te  cabrer  à  pré- 
sent ! 

—  Lâchez  les  rênes...  que  diable! 

—  Lâchez  les  rênes...  lâchez  les  rênes... 
vous  en  parlez  à  votre  aise.  Ne  voyez-vous 
pas  que  votre  maudit  cheval  veut  à  toute 
force  quitter  la  route  pour  gagner  cette  mai- 
sonnette. 


d'un  quart   d'heure.  71 

—  Ah!  l'animal!...  mémoire  d'ange  !Il 
y  a  plus  de  deux  mois  qu'un  matin,  nous 
sommes  allés  à  celle  maison  où  il  a  mangé 
l'avoine  et  il  s'en  souvient  encore.  Il  ne  lui 
manque  que  la  parole. 

—  C'est  admirable  en  vérité.  Pluton  ! 
Pluton!  que  le  ciel  le  confonde  avec  ton  es- 
prit, vilaine  bête!  je  n'en  viendrai  jamais  à 
bout. 

En  effet,  Pluton  s'engage  malgré  moi 
dans  l'avenue. 

—  Décidément,  ditM.D.,  votre  cheval  veut 
renouer  connaissance  avec  le  père  Dénan. 
Eh  bien!  laissez-le  aller,  ce  brave  père 
Dénan  nous  fera  goûter  son  vieux  rhum. 

—  Vous  le  connaissez? 

—  Parbleu  !  demandez  à  Pluton... 

Un  instant  plus  tard,  nous  meltions  pied 


~'2  ROMAIN" 

à  terre,  el  après  avoir  attaché  nos  chevaux  à 
un  arbre,  M.  D.  ouvrit  sans  frapper  la  porte 
de  la  maisonnette,  où  nous  entrâmes  tous 
deux. 

A  ces  airs  sans  façon,  et  à  quelques 
autres  signes  encore,  je  suis  bientôt  con- 
vaincu que  mon  compagnon  de  voyage  con- 
naît les  lieux  aussi  bien  qu'il  le  prétend. 

—  Bonjour,  Claudine,  dit-il,  en  entrant,  à 
une  grosse  fille  rousse  qui  savonne  du 
linge  dans  un  seau. 

—  Bonjour,  monsieur  D.,  par  quel 
hasard  si  matin  ? 

—  Vous  êtes  toujours  curieuse. 

—  Dame! 

—  Est-il  levé.  M.  Dénan? 

—  Oh!  je  crois  bien  qu'il  est  levé...  voilà 
plus  d'une  heure  qu  i!  fait  la  chasse  aux  sau- 


d'un  quart  d'heure.  73 

terelles  dans  son  jardin.  Ces  vilaines  bêtes-là 
nous  mangent  tout. 

—  Et  mademoiselle? 

—  Elle  s'habille. 

—  Déjà! 

—  Oh  !  elle  est  très-matinale,  mademoi- 
selle... quoique  c'ait  été  élevé  dans  du  co- 
ton, c'est  pire  qu'une  paysanne  pour  le  tra- 
vail. 

Quelle  est  donc  cette  demoiselle  élevée 
dans  du  coton,  et  chez  qui  l'on  va  boire  la 
goutte  à  quatre  heures  du  matin  dans  le  voi- 
sinage d'un  camp?  J'ai  toujours  aimé  les 
énigmes. 

Pendant  que  j'essayais  de  deviner  celle-ci, 
M.  Dénan  entra,  portant  glorieusement  à  la 
main  la  peau  d'un  chacal,  pris  au  piège 
pendant  la  nuit,  et  qu'il  venait  d'écorcher. 


74  ROMAN 

C'était  un  homme  de  cinquante  ans 
au  plus,  de  taille  moyenne,  mais  bien 
prise. 

Quoiqu'il  fût  mis  avec  une  simplicité  toute 
rustique ,  un  je  ne  sais  quoi  de  distingué 
dans  le  maintien  révélait  tout  d'abord  en  lui 
une  éducation  et  des  habitudes  avec  lesquel- 
les sa  condition  actuelle  ne  semblait  pas  en 
harmonie. 

M.  Dénan,m'a-t-ondit,  avait  autrefois  été 
possesseur  d'une  fortune  considérable,  et  s'é- 
tait ruiné  en  1830,  en  agiotant  sur  les  fonds 
publics.  11  avait  acheté  à  l'époque  de  la  prise 
d'Alger,  et  vendu  après  la  révolution. 

Il  était  veuf,  n'avait  d'autre  enfant  qu'une 
fille  ,  et  habitait  depuis  1832  l'Algérie  où 
après  avoir  spéculé  sur  les  farines,  il  s'était 
fait  colon. 


d'un  quart  d'heure.  75 

Voilà  tout  ce  que  M.  D.,  qui  avait  eu  avec 
lui  quelques  relations  d'affaires,  put  réap- 
prendre sur  son  compte,  si  ce  n'est  qu  a  l'é- 
poque dont  je  parle  (1834),  il  commençait 
à  restaurer  sa  fortune  et  venait  d'acheter  à 
bas  prix,  dans  la  Mitidja,  des  terres  consi- 
dérables qui  ont  dû  acquérir  depuis  une 
très-grande  valeur.  Plaise  à  Dieu  qu'il  ait 
eu  la  patience  de  les  conserver  jusqu'à  pré- 
sent! 

M.  Dénan  nous  reçut  avec  aménité,  Plu- 
ton  eut  son  avoine  et  M.  D.  son  rhum. 

Les  propriétaires  sont  tous  les  mêmes  : 
M.  Dénan  nous  parle  longuement  de  son 
jardin,  de  ses  terres,  de  ses  pastèques,  de  ses 
choux,  des  sauterelles  qui  les  dévorent,  et 
surtout  du  chacal  qu'il  vient  de  dépouil- 
ler :  ignoble  animal,  dit-il,  qui  tient  du  loup, 


76  ROMAK 

du  renard  et  delà  hyène,  dont  il  réunit  tou- 
tes les  mauvaises  qualités. 

Enfin,  il  vient  de  nous  verser  le  coup  de 
ïétrier,  lorsqu'une  voix  fraîche,  vibrante, 
argentine,  une  voix  telle  que  je  n'en  ai  ja- 
mais entendu  depuis  et  qui  me  remue  jus- 
qu'au fond  de  l'âme,  se  met  à  chanter  dansla 
chambre  voisine  ce  refrain  touchant  de  la 
romance  des  Deux  Nuits  : 

«  Pourrai-je  te  voir  encore  un  jour , 
0  beau  pays  de  France  !  » 

—  C'est  ma  fille,  dit  M.  Dénan.  Pauvre 
enfant,  qui  m'a  consolé  de  bien  des  peines  ! 

Entre  donc,  Emilie,  ajoute-t-il  en  élevant 
la  voix. 

La  porte  s'ouvre,  et  la  jeune  fille,  après 
nous  avoir  salués  avec  un  sourire  plein  de 


d'un  quart  d'heure.  77 

grâce  et  de  pudeur,  court  embrasser  son 

père Tableau  charmant,  qui  depuis  m'est 

cent  fois  revenu  dans  mes  rêves!     .     . 


Il  y  a  peut-être  un  fait  absurde  dans  ce  qui 
me  reste  à  dire...  Je  le  dirai  pourtant. 

Si  j'ai  eu  dans  ma  vie  bien  des  jours  d'a- 
mertume, quelques  rares  instants  de  bon- 
heur s'y  sont  aussi  mêlés. 

Eh  bien  !  oui,  lecteurs,  je  l'affirme,  aucun 
ne  me  fut  plus  doux  et  n'a  laissé  en  moi  de 
traces  plus  profondes  que  celui  où  mes  yeux 
rencontrèrent  ceux  de  cette  aimable  enfant, 
de  cette  naïve  étrangère  que  je  voyais  pour 
la  première  et  pour  la  dernière  fois. 

Aujourd'hui,  j'en  parle  en  philosophe,  en 
physiologiste,  j'allais  dire  en  magnétiseur, 


78  r.OMAN 

mais  le  public  ne  me  com  prendrait  pas  encore. 

Imaginez  l'émotion  vague,  indescriptible, 
indéfinissable,  qu'on  éprouve  en  touchant 
pour  la  première  fois  la  main  d'une  femme 
qu'on  adore,  et  vous  aurez  l'idée  de  ce  qui  se 
passa  en  moi  à  l'aspect  d'Emilie. 

Oh!  l'amour, le  véritable  amour,  n'émane 
pas  plus  des  sens,  comme  on  l'a  dit  souvent, 
qu'il  ne  dépend  de  l'amour-propre.  comme 
l'écrivit  madame  de  Staël  :  il  existe  indépen- 
damment de  toutes  conditions  apparentes  et 
constitue  une  des  qualités  primordiales  et  es- 
sentielles de  notre  double  nature. 

Lorsqu'une  heureuse  éventualité  met  en 
présence  deux  êtres  faits  l'un  pour  l'autre,  ils 
le  sentent,  ils  s'attirent,  ils  s'aiment  dès  la  pre- 
mière seconde.  Leurs  âmes  se  correspondent, 
se  mêlent  et  s'enlacent. 


d'l:s  quart  d'heure.  79 

Puis,  viennent  le  plus  souvent  les  dures 
nécessités  de  la  vie  sociale  qui  troublent  et 
détruisent  cette  ineffable  harmonie,  car  nous 
naissons  bien  moins  pour  aimer  que  pour 
souffrir. 

Un  secret  instinct  a  beau  nous  dire  :  Reste, 
oh  !  reste  ici,  sous  peine  d'y  laisser  une  des 
moitiés  de  loi-même,  le  flot  de  la  destinée 
nous  emporte  avec  lui. 

Alors  commencent  pour  nous  ces  indi- 
cibles angoisses  dont  la  vraie  cause  est  mé- 
connue, et  nous  nous  débattons  dans  le  vide 
d'une  existence  incomplète. 

Néanmoins,  on  poursuit  machinalement 
sa  carrière,  espérant  de  nouveaux  hasards  qui 
ne  se  représenteront  plus.  Les  jours  se  suc- 
cèdent et  s'écoulent,  l'indifférence  engendre 
le  dégoût,  l'âge  vient,  les  passions  s'éteignent, 


(SO  ROMAN 

le  cœur  se  flétrit  et  se  dessèche,  enfin,  on 
vieillit  et  l'on  meurt  sans  avoir  connu  le  su- 
prême bien  dici-bas. 

Mon  histoire  est  tout  entière  dans  les 
quelques  lignes  que  je  viens  d'écrire.  Si  le 
plus  grand  supplice  des  damnés  est  de  con- 
cevoir, sans  en  jouir,  le  bonheur  des  élus  ! 
depuis  dix  ans  je  suis  damné.  Vainement,  je 
me  suis  exténué  à  poursuivre  un  fantôme 
dont  la  réalité  ne  m'apparut  qu'une  fois. 

Tel  est  d'ailleurs,  je  le  suppose,  le  sort  de 
tous  les  hommes.  Chacun  de  nous  a  son  idéal, 
dont  le  type  réel  est  quelque  part  :  heureux 
celui  qui  parvient  un  jour  à  le  rencontrer  et 
(jui  ne  s'en  sépare  plus  ! 

Tous  les  traits  d'Emilie  Dénan  sont  telle- 
ment gravés  dans  ma  mémoire  que  si  je  sa- 
vais peindre,  je  pourrais  en  faire  un  portrait 


d'un  quart  d'heure.  81 

frappant  de  ressemblance.  Elle  est  là.  de- 
vant moi,  debout,  la  tête  un  peu  penchée, 
les  lèvres  entrouvertes,  la  main  gauche  ap- 
puyée sur  le  dos  d'une  chaise  de  jonc.  Je  ne 
vois  pas  plus  distinctement  ces  fauteuils,  ces 
bougies,  cette  statuette  de  Cromwell,  tous  les 

objets  qui  m'entourent oh!  laissez-moi 

vous  la  dépeindre  ! 

Emilie  est  plutôt  petite  que  grande;  elle 
paraît  bien  faite,  mignonne  sans  être  frêle. 

Son  visage  ovale  est  d'un  blanc  mat,  im- 
perceptiblement rosé  aux  joues,  ses  cheveux 
sont  châtains,  fins  et  parfaitement  lisses.  Les 
deux  larges  bandeaux  qu'ils  forment  de  cha- 
que côté,  sont  légèrement  soulevés  par  deux 
autres  bandeaux,  plus  petits  et  qui  disparais- 
sent sous  les  premiers  au  niveau  des  tem- 
pes.  Cette  coiffure  simple  et  gracieuse  est 

i.  6 


82  ROM  A IV 

l'un  effet  piquant,  je  ne  l'ai  jamais  remar- 
quée sur  aucune  autre  tète. 

Le  front  est  notablement  élevé,  et  la  dou- 
ble saillie  qu'il  présente  annonce  chez  Emi- 
lie une  forte  dose  de  raison.  Les  sourcils  ré- 
gulièrement arqués,  sont  d'une  couleur  plus 
foncée  que  les  cheveux.  Elle  a  de  longues 
paupières,  de  longs  cils,  de  grands  yeux 
noirs  veloutés,  brillants,  humides,  timides  et 
passionnés,  les  plus  beaux  yeux  quej'aie  vus 
de  ma  vie.  Son  nez  est  petit  et  bien  fait  ;  ses 
lèvres  d'un  rouge  vif,  laissent  voir,  lorsqu'elle 
sourit,  deux  rangées  de  petites  dents  aussi 
blanches  que  des  perles.  Jolie  main,  jolis 
doigts  effilés,  jolis  pieds,  jolie,  jolie,  oh  ! 
cent  fois  trop  jolie  !... 

Je  préférerais  comme  relique,  au  crâne 
de  Napoléon,  ce  simple  peignoir  bleu  rayé  de 


d'un  quart  d'heure.  83 

noir  dans  lequel  se  dissimule  à  demi  la  taille 
ronde  et  fine  d'Emilie. 

Pauvre  fou  que  je  suis  ! 

A  présent  animez  d'une  pensée  chaste  et 
pure  le  corps  charmant  que  je  viens  de  dé- 
crire. 

Rendez  à  la  jeune  exilée  son  mélancoli- 
que enjouement,  où  percent  à  la  fois  l'amour 
filial,  l'amour  delà  patrie,  et  peut-être  aussi 
les  vaguesaspirationsd'unsentiment  nouveau. 

Ajoutez  à  ce  que  j'ai  dit  la  poésie  du  mal- 
heur, et  la  poésie  des  lieux. 

Enfin,  représentez-vous  toutes  les  circon- 
stances de  la  scène  : 

il  est  à  peine  cinq  heures  du  matin  ... 

Nous  sommes  au  rez-de-chaussée  d'une 
maison  rustique,  au  milieu  d'un  pays  agreste 
et  sauvage. 


81  ROMAN 

Des  arbres  dont  le  feuillage  m'est  inconnu 
entourent  de  tous  côtés  ce  paisible  ermitage. 
Leurs  rameaux  qui  s'inclinent  jusqu'aux  fe- 
nêtres, y  tamisent  la  lumière  douteuse  qui 
nous  parvient.  N'étaient  l'aire  planchéiée  de 
la  chambre,  celle  table  de  chêne,  ces  usten- 
siles de  ménage,  nous  serions  tentés  de  nous 
croire  sous  un  berceau  de  verdure. 

Au  milieu  du  silence  absolu  qui  règne  au 
Join  dans  la  plaine,  le  gazouillementde  quel- 
ques passereaux  qui  s'éveillent  se  mêle 
seul  à  nos  voix 

Des  voix  françaises  loin  de  la  France  sont 
toujours  des  voix  amies. 

Fasciné  par  ce  qui  m'entoure,  l'âme  ou- 
verte aux  impressions  du  moment  et  fer- 
mée aux  souvenirs,  je  crois  voir  dans  cette 
chambrette   ma    patrie    tout     entière 


d'uk  quart  d'heure.  85 

Ma    patrie!...    c'était  l'asile    d'un    exilé! 

Oh!  dites-moi,  mon  Dieu!  d'où  vient  le 
charme  que  ces  lieux  ont  pour  mon  cœur! 
11   me  semble    que  j'y  suis  né  et  que  je 

voudrais  y  rester  toujours j'y  oublierais 

la  France,  ma  famille,  ma  mère! 

Oh  !  j'en  conviens,  je  le  sens,  il  y  a  de  la 
folie  dans  ce  que  j'écris,  et  pourtant  ce  que 
j'écris  est  vrai. 

La  nature  m'a  affligé  d'une  sensibilité  ma- 
ladive, qui  me  rendrait  sans  cesse  ridicule  si 
elle  ne  se  cachait  sous  les  dehors  compassés 
d'une  froideur  excessive. 

Parmi  les  hommes  de  ma  connaissance, 
en  est-il  qui  soient  faits  ainsi?  je  l'ignore  :  je 
ne  leur  ai  jamais  fait  part  de  mes  impressions 
intimes,  ils  ont  eu  le  droit  de  me  cacher  les 
leurs. 


86  ROMAN 

Me  voilà  donc  subitement  épris  d'une 
femme,  d'une  enfant,  qui  demain  ne  sera 
plus  pour  moi  qu'une  chimérique  réminis- 
cence. 

Pourquoi?  comment  cela  se  fait-il?  est-ce 
un  rêve?  ai-je  perdu  la  raison?  quelques 
nuits  d'excès  et  d'insomnie  ont-elles  'exalté 
jusqu'au  délire  toutes  mes  facultés  sensiîivcs? 
Je  ne  sais. 

Mais  quoi  !  cette  jeune  fille  exerce-t-elle 
sur  tous  ceux  qui  l'abordent,  l'influence  ma- 
gique dont  je  ressens  les  effets?  non,  car  mon 
ami  est  aussi  bien  que  moi  assis  à  côté  d'elle. 
li  la  regarde,  il  lui  parle,  et  sa  voix  n'est 
pas  émue. 

Tout  à  l'heure  il  médira  avec  insouciance 

qu'elle  lui  paraît  jolie oh!  profanation! 

qu'il  ne  me  dise  rien  déplus! 


d'un  quart  d'heure.  87 

Eh  !  que  pourrait-il  en  dire? Elle  ne  l'oc- 
cupe point.  Et  moi...  moi,  j'en  suis  jaloux  ! 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  Emilie  partage, 
sans  s'en  douter  peut-être,  le  sentiment 
qu'elle  m'inspire.  Si  je  lui  parle,  elle  rougit, 
en  me  répondant  elle  tremble  et  baisse  les 

yeux.   Fuyons,    fuyons Pour   rien   au 

monde  je  ne  voudrais  la  revoir,  car  peut-être 
n'aurais-je  plus  le  courage  de  la  quitter. 

Voilà, certes,  un  des  épisodes  les  plus  sin- 
guliers de  ma  vie Il  a  duré  moins  d'un 

quart  d'heure. 

Ainsi  M.  D.  et  moi,  nous  remontons  à  che- 
val. 

M.  Dénan  nous  tient  l'étrier  et  nous  serre 
la  main  à  tous  les  deux,  en  nous  souhaitant  je 
ne  sais  plus  quoi,  car  toute  mon  attention  est 


88  ROMAN 

absorbée  par  sa  fille,  qui,  debout  sur  le  seuil 
de  la  maisonnette,  suit  du  regard  tous  mes 
mouvements. 

—  Adieu,  mademoiselle,  lui  dis-je  en 
soupirant. 

Adieu  !  sublime  expression  de  la  foi  chré- 
tienne, qui  résume  en  même  temps  et  le  né- 
ant des  affections  terrestres  et  l'espérance  qui 
nous  en  console. 

Presque  jamais  je  n'ai  dit  adieu  sans 
éprouver  un  serrement  de  cœur;  mais  cette 
fois  surtout,  j'étais  vivement  ému. 

Heureusement  dans  les  organisations  ner- 
veuses les  sentiments  sont  si  mobiles  et  se 
succèdent  si  vite,  qu'en  se  confondant  ils  se 
neutralisent  en  partie  les  uns  les  autres. 

Cette  succession  rapide  des  impressions  et 
des  idées  a  toujours  été  le  fait  culminant  de 


d'un   quart  d'heure.  89 

ma  nature.  Voilà  pourquoi,   dans  ma  vie, 

le  rire  s'est  mêlé  si  fréquemment   aux  lar- 
mes, le  burlesque  au  pathétique. 

Pluton  redresse  fièrement  la  tête  dès  qu'il 
me  sent  en  selle.  Il  se  cabre  et  hennit  comme 
s'il  allait  au  feu!  xMaudite  bête!  je  gagerais 
que  c'est  lui  qui  me  suggère  la  sotte  envie 
de  faire  le  beau  cavalier  aux  yeux  de  made- 
moiselle Emilie. 

Me  voyez-vous  le  corps  droit,  les  épaules 
effacées,  les  coudes  collés  aux  hanches,  les 
rênes  dans  la  main  gauche,  et  la  main  droite 
tombant  négligemment  sur  la  cuisse  du 
même  côté.  Je  serre  peut-être  un  peu  les  ge- 
noux, et  j'affecte  de  porter  en  dedans  les  poin- 
tes de  mes  pieds.  Si  pourtant,  je  m'en  tenais 
là...  Mais,  bah!  je  ne  fais  pas  les  choses  à 


90  ROMAN 

demi.  Fat  que  je  suis  (c'était  de  la  fatuité!) 
j'ai  la  bêtise  de  fouetter  mon  cheval. 

Je  comptais  certainement  sur  quelques  jo- 
lies courbettes,  et  voilà  mon  vilain  sournois, 
qui,  au  lieu  de  courbettes,  fait  un  écart,  si 
bien  qu'il  nie  désarçonne,  et  qu'il  ne  s'en 
faut  pas  de  l'épaisseur  d'un  cheveu,  que 
j'aille  étaler  mes  grâces  dans  la  crolte  des 
fondrières. 

Jugez  de  mon  dépit  ! 

M.  D.  riant  à  perdre  haleine,  me  conseille 
impitoyablement  de  me  retenir  aux  crins. 

Oh!  alors,  ma  têle  se  perd  tout  à  fait. 
Ouitte  ou  double,  medis-je...  On  ne  rira  plus 
si  je  me  tue,  et  sur  ce,  je  me  mets  à  crava- 
cher à  tour  de  bras  mon  fougueux  coursier, 
qui  part  comme  une  avalanche  et  m'em- 
porte je  ne  sais  où. 


d'un  quart  d'heure.  91 

Réflexions  philosophiques  : 

Pendant  tout  le  temps  que  dura  ce  galop 
périlleux,  je  faisais  en  moi-même  justice  de 
mon  imprudence,  et  surtout  du  motif  qui  me 
l'avait  inspirée,  et  je  répétais  en  continuant 
à  toucher  comme  un  sourd  sur  la  croupe  de 
Plulon,  ce  verset  de  La  Sagesse  : 

Vanitas  vanitatum,  et  omnia  vaniias  ! 

Eh  bien!  comprenez-vous  cet  esprit  qui 
se  partage  en  deux,  l'un  pour  faire  des  folies, 
l'autre  pour  les  condamner?  Il  n'y  a  pas  à  en 
douter  :  celait  t  âme  sensitive qui  cravachait 
Pluton,  et  c'était  famé  immortelle  qui  gour- 
mandait  sa  sœur. 

L'homme,  il  faut  en  convenir,  est  un 
étrange  animal  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  M.  D.  me  suivait  à  toute 
bride;  mais  il  ne  riait  plus. 


92  ROMAN 

—  Arrêtez  donc,  malheureux!  criait-il  à 
segosiller,  vous  allez  estropier  mon  cheval, 
ou  pour  le  moins  vous  casser  le  cou. 

Assurément,  la  Providence  veillait  sur 
moi,  car,  après  cinq  ou  six  minutes  de  cette 
course  désordonnée,  Pluton  s'arrêta  sain  et 
sauf,  aussi  bien  que  moi,  au  sommet  d'un 
monticule,  où  je  repris  toute  ma  raison,  et 
d'où  j'aperçus  le  camp  que  nous  allions  vi- 
siter sur  la  lisière  de  la  Mitidja. 

—  La  peste  !  dit  M.  D.  en  se  serrant  la  rate 
avec  son  mouchoir,  j'en  ai  un  point  de  côté. 
Vous  aviez  donc  le  mors  aux  dents? 

—  C'est  votre  faute  aussi;  pourquoi  vous 
moquer  de  moi? 

—  C'est  que  vous  étiez  si  drôle  avec  votre 
jambe  en  l'air! 


d'un  quart  d'heure,  93 

—  N'importe!  nie  voilà  cavalier  pour  le 
reste  de  mes  jours. 

Je  ne  raconterai  que  très-sommairement 
la  suite  de  mon  excursion  à  Douaira,  pen- 
dant laquelle  il  ne  m  "advint  rien  qui  soit 
digne  d'être  mentionné. 

De  temps  à  autre,  nous  rencontrions  à 
côté  du  chemin,  qu'ils  évitaient  pour  ne  pas 
souiller  leurs  pieds  d'une  terre  remuée  par 
les  Roumis,  des  Bédouins  qui  se  faufilaient 
comme  des  bêtes  fauves  à  travers  les  halliers; 
puis,  sur  le  chemin  même,  des  Arabes  moins 
fanatiques,  se  prélassant,  qui  sur  un  cha- 
meau, qui  sur  une  bourrique  de  la  grosseur 
d'une  chèvre. 

Les  uns  et  les  autres  portaient  des  provi- 
sions de  bouche  au  marché  d'Alger  :  celui-ci 


94  ROMAN 

un  petit  panier  de  dattes,  celui-là  six  cor- 
nichons. 

Rien  de  plus  divertissant  que  de  voir,  le 
matin,  sur  la  place  du  Gouvernement,  ces 
impassibles  marchands  étaler  devant  eux 
dans  une  corbeille,  leur  modeste  pacotille. 

Gravement  assis,  les  jambes  croisées  à  la 
façon  mauresque,  ils  fument  imperturbable- 
ment en  attendant  jusqu'au  soir,  s'il  le  faut, 
le  bon  plaisir  des  acheteurs. 

Que  dis-je!  jusqu'au  soir!  ils  resteraient  là 
pendant  un  siècle  sans  mot  dire,  s'il  plaisait 
au  prophète  que  le  chaland  ne  vînt  pas. 

Le  hasard  ou  mon  bon  ange  me  fit  retrou- 
ver, au  camp,  un  capitaine  de  mes  amis,  le 
pauvre  M.  Monin,  qui,  après  avoir  guerroyé 
pendant  cinq  ans  en  Algérie,  s'en  vint  sotte- 
ment, l'année  suivante,  se  laisser  mourir  d'à- 


d'un  quart  d'heure.  95 

poplexie  à  huit  lieues  de  son  village,  où  l'at- 
tendaient impatiemment  sa  femme  et  ses  en- 
fants. 

Nous  fîmes  à  la  table  de  cet  officier,  un 
dîner  tout  champêtre,  mais  si  modeste,  que 
malgré  les  conseils  de  M.  D.,  sur  la  néces- 
sité pour  les  voyageurs  de  raconter  tous 
leurs  repas,  j'hésite  à  faire  mention  de 
celui-ci. 

Ce  n'était  d'ailleurs  pas  la  faute  de  M.  Mo- 
nin,  s'il  nous  recevait  si  maigrement.  Les 
vivres  manquaient  grâce  à  la  voracité  des 
chacals  qui  avaient  eu  l'audace,  la  nuit  pré- 
cédente, de  venir  manger  au  beau  milieu  du 
camp,  trois  moutons  apportés  la  veille,  et 
dont  ils  n'avaient  pas  même  laissé  les  os. 

Les  sentinelles,  au  lieu  de  se  crier  d'heure 
en  heure  le  prenez  garde  à  vous  d'usage, 


96  ROMAN 

auraient  donc  mieux  fait  de  se  dire:  prenez 
garde  aux  moutons. 

Mais,  enfin,  on  ne  meurt  pas  pour  dîner 
une  fois  avec  des  concombres  au  sel  et  des 
ligues  de  Barbarie,  et  j'ai  fait  dans  ma  vie 
plus  d'un  festin  dont  je  me  souviens  avec 
moins  de  plaisir  que  de  celte  collation  du 
camp  de  Douaira. 

Il  était  sept  heures  au  moins  lorsque  nous 
reprîmes  le  chemin  d'Alger,  et,  par  consé- 
quent, il  était  nuit  close,  lorsque  nous  y 
rentrâmes. 

Je  couchai  cette  fois  chez  M.  D.,  et  j'é- 
tais tellement  exténué,  que  j'eus  à  peine  la 
force  de  lui  souhaiter  le  bonsoir. 

Le  lendemain  dans  la  matinée,  je  me  ren- 
dis chez  Albin. 

Heureusement,  j'avais  remarqué  sa  mai- 


d'ujv   quart  d'heure.  97 

son  au  clair  de  lune,  et  je  la  retrouvai 
sans  peine.  La  nuit  elle  n'était  pas  belle, 
mais  le  jour  c'était  bien  pis.  Dieu  du  ciel, 
quel  escalier! 

Cependant,  je  le  monte,  en  tremblant 
qu'il  ne  s'enfonce  sous  moi.  La  porte  est  en- 
tre-bâillée,  ce  qui  ne  me  prouve  pas  encore 
qu'Albin  soit  chez  lui;  mais  j'entends  dans 
la  chambre  une  espèce  de  clapotement  ana- 
logue au  bruit  que  ferait  un  pourceau  en 
mangeant.  J'entre,  et  je  trouve  Makis  attablé, 
et  en  train  d'ingurgiter  une  sorte  de  pâtée 
de  riz  dont  l'aspect  me  soulève  le  cœur. 

—  M.  Albin?  lui  dis-je. 

—  M.  Albin?  répète  le  nègre  en  se  le- 
vant d'un  air  effaré. 

—  Oui.  votre  maître,  où  est-il? 

—  Où  est-il?...  lui  pas  être  ici. 


98  KOMAiN 

—  Parbleu!  je  le  vois  bien.  Ouand  donc 
est- il  sorti? 

—  Quand  donc  est-il  sorti  ?  moi  pas  sa- 
voir... lui  être  parti. 

—  Parti pour  quel  pays? 

—  Pour  pays  à  lui. 

—  Comment  !  pour  la  France  ? 

—  Moi  pas  savoir...  ah!  oui,  pour  la 
France...  la  mère  à  lui,  morte  là-bas,  et  lui 
parti  pour  la  voir. 

—  Sa  mère  est  morte  !  et  quand  donc? 

—  Moi  pas  savoir...  lui,  pleuré,  pleuré, 
pleuré. 

—  Ah  !  sa  mère  est  morte  !  et  c'est  hier 
ou  ce  matin  qu'il  s'est  embarqué? 

—  Moi  pas  savoir. 

—  Que  le  ciel  te  confonde,  sauvage,  avec 


d'un  quart  d'heure.  99 

les  pas  savoir:  ces  vilains  noirs  sont  tous  les 
mêmes. 

Le  nègre  piqué  de  mon  emportement, 
renfonce  son  bonnet,  se  rassied,  et  se  remet 
à  se  bourrer  de  pilau  avec  une  ardeur  in- 
croyable, d'où  je  conclus  que  le  chagrin  de 
son  maître  ne  lui  ôtepas  l'appétit.     .     ,     . 


Désespérant  d'en  apprendre  davantage,  je 
sortis  et  j'allai  me  promener  sur  la  grève  de 
Mustaphah,  où  je  pus  me  livrer  à  mon  aise 
aux  tristes  réflexions  que  m'inspirait  le  dé- 
part précipité  de  mon  ami. 

Pauvre  Albin,  pensais-je,  pauvre  fou  qui 
croyait  trouver  dans  la  cynique  insouciance 
d'une  vie  débauchée  un  refuge  certain  con- 


1 00  ROMAN 

Ire  la  douleur  !  Le  sophisme  a  beau  faire,  il 
ne  parvient  pas  à  neutraliser  les  tendances 
instinctives  d'un  cœur  affectueux.  Au  milieu 
de  ses  filles  de  joie  Albin  vénérait  encore 
l'image  sacrée  de  sa  mère.  Il  la  perd,  et  les 
larmes  coulent  malgré  lui  de  ses  yeux.  Il  fau- 
drailnerien  aimer,  pour  être  sûr  d'échapper 
au  chagrin,  puisque  chaque  jour  peut  nous 
enlever  un  des  objets  de  nos  affections.  Ne 
rien  aimer!...  Eh  !  ce  ne  serait  plus  vivre, 
car  la  mort  n'est,  en  définitive,  que  l'extinc- 
tion totale  des  affinités  de  noire  âme  pour 
nos  semblables  et  pour  les  choses  qui  nous 
entourent.  Mais  où  donc  alors  trouver  la 
jouissance,  entre  cette  nécessité  de  nous  atta- 
cher aux  êtres  d'ici-bas,  et  la  crainte  perpé- 
tuelle d'en  être  séparés?...  le  bonheur  est  un 
rêve. 


d'un  quart  d'heure.  101 

J'aperçus  dans  ce  moment  deux  goëlands 
posés  sur  la  plage,  et  qui  se  becquetaient 
avec  amour. 

Ces  oiseaux  sont-ils  heureux?  me  deman- 
dai-je.  Hélas!  qu'est-ce  que  peut  être  le  bon- 
heur d'un  oiseau?  un  peu  de  plaisir,  une 
sensation  qui  passe  et  se  renouvelle.  Tous  les 
hommes  ont  cela,  et  tous  pourtant  ne  sont 
pas  heureux.  Le  vrai  bonheur  consiste  dans 
la  satisfaction  des  sentiments  élevés,  la  jus- 
tice, la  charité,  l'espérance...  Il  faut  donc 
le  chercher  dans  l'amour  de  Dieu  et  du  genre 
humain,  et  non  dans  l'amour  d'une  femme. 
En  philosophant  de  la  sorte,  je  m'étais 
assis  sur  le  rivage,  où  mon  doigt,  que  ma  rai- 
son sans  doute  oubliait  de  diriger,  traçait 
machinalement  sur  le  sable  les  six  lettres  du 
nom  d' Emilie. 


102  ROMATV    D'UN    QUART    D'HEURE. 

Singulière  distraction!  Elle  me  rappela 
cette  maxime  sauvage  d'un  écrivain  célèbre 
de  l'autre  hémisphère  :  «  L'homme  quand  il 
raisonne  n'est  pas  plus  aue  le  chien  quand  il 
aboie.  » 


IV 


CINQ   ANS    APRES. 


IV 


Cinq  ans  aprèii 


Si  le  titre  de  ces  mémoires  avait  besoin 
d'interprétation,  je  me  hâterais  de  dire  que 
ce  que  j'écris  n'est  point  l'histoire  de  ma  vie 
privée  dont  le  lecteur  ne  se  soucierait  guère  ; 
mais  seulement  l'histoire  de  mes  idées  à  l'é- 
gard du  magnétisme. 


106  CITNQ    ATNS    APRÈS. 

On  verra  d'ailleurs  dans  la  suite  par  quelle 
mystérieuse  filiation  les  chapitres  qui  précè- 
dent se  rattachent  à  ces  idées. 

Le  magnétisme  comme  je  le  comprends 
aujourd'hui  est  X absolu  du  monde  moral, 
une  sorte  d'antagoniste  du  libre  arbitre  de 
l'homme,  c'est-à-dire  la  raison  dominante  et 
presque  fatale  de  nos  destinées. 

Je  sais  combien  une  semblable  proposi- 
tion doit  sembler  inintelligible  à  la  plupart 
de  mes  lecteurs  ;  mais  la  simple  exposition 
des  faits  que  je  me  propose  de  raconter,  en 
deviendra  bientôt,  j'espère,  un  commentaire 
clair  et  plausible. 

Qu'il  me  soitpermis,  en  attendant,  de  fran- 
chir sans  transition  de  longs  intervalles  de 
temps  et  d'espace,  afin  d'éliminer  autant  que 
possible  de  mon  récit  toutes  les  circonstan- 


criso   ANS   APRÈS.  107 

ces  étrangères  à  l'ordre  spécial  des  impres- 
sions qui  doivent  seules  en  être  l'objet. 

Malgré  mon  adhésion  aux  idées  mesmé- 
riennes,  et  en  dépit  de  mes  boutades  contre 
le  corps  médical,  j'entends  qu'on  n'oublie  pas 
que  je  suis  médecin  moi-même. 

Ce  fut  le  18  juillet  1837  que  j'eus  l'hon- 
neur d'être  admis,  par  la  faculté  de  Paris,  au 
nombre  des  prêtres  d'Epidaure. 

J'avais  alors  vingt-trois  ans. 

Je  ne  suis  donc  point,  comme  l'eût  dit 
Frapart,  un  magnétiseur  de  pacotille,  puis- 
que avant  d'incriminer  la  médecine,  je  l'ai 
pendant  dix  ans  étudiée  avec  ferveur. 

Que  personne  au  reste  ne  s'imagine  qu'en 
mentionnant  ces  menues  circonstances  je 
n'ai  d'autre  but  que  de  parler  de  moi. 

Grâce  à  Dieu,  je  fais  bon  marché  de  mâché- 


108  CINQ    ANS    APRÈS. 

tive  individualité;  mais  encore  m'est-il  per- 
mis de  désirer  qu'on  ne  voie  pas  dans  les 
croyances  dont  j'ai  fait  profession,  le  caprice 
d'un  esprit  fantasque,  ou  l'enthousiasme 
dévergondé  d'un  homme  qui  ne  raisonne 
point. 

Non,  j 'étais  né  sceptique,  et  la  conviction 
dont  j  ai  fait  preuve  n'était  pas  l'œuvre  du 
hasard, 

J'ai  beaucoup  lu,  beaucoup  vu,  et  surtout 
beaucoup  médité.  C'est  par  la  force  des  évé- 
nements que  j'ai  cru  au  magnétisme,  pres- 
qu'en  dépit  de  ma  raison. 

Ma  thèse  inaugurale  qui  n'est  plus  dans  le 
commerce,  mais  qui  y  fut,  j'ose  m'en  flatter 
(il  s'en  vendit  deux  exemplaires),  ma  thèse 
que  ma  bonne  mère  eut  la  tendresse  de  lire 
d'un  bout  à  l'autre,  et  que  mes  examinateurs 


CIWQ    AJNS    APRÈS.  109 

comblèrent  d'éloges  pour  le  rationalisme 
que  j'y  montrais,  ma  thèse,  dis-je,  portail  le 
cachet  de  mon  esprit  douteur,  car  elle  ren- 
fermait la  proposition  suivante  : 

ce  II  y  a  quelque  chose  de  vrai  dans  le 
magnétisme  animal;  mais  il  s'en  faut  que 
loul  soit  vrai  dans  ce  qu'on  en  a  dit.  Depuis 
Mesmer,  qui  n'était  qu'un  charlatan,  jus- 
qu'à nos  modernes,  parmi  lesquels  on  pour- 
rait compter  plus  d'un  Mesmer,  le  magné- 
tisme trouva  tour  à  tour  des  fauteurs  fanati- 
ques et  des  détracteurs  exagérés.  Mais  en  fait 
de  science,  il  est  aussi  hasardeux  de  croire 
sur  parole,  que  de  se  faire  sceptique  par  pas- 
sion. Avant  de  rien  admettre  ou  de  rien 
nier,  lorsqu'il  s'agit  de  questions  liti- 
gieuses, il  faut  expérimenter,  il  faut  voir.  Or 
c'est  probablement  ce  que  n'ont  pas  fait,  ou 


1  10  CliNQ    AAS    APRÈS. 

ce  qu'ont  ma!  t'ait,  ce  qui  pis  est,  ceux  qui 
ont  tout  admis,  et  ceux  qui  ont  tout  nié.  De 
là  le  merveilleux  ridicule  ou  la  futilité  de 
la  plupart  des  articles  Magnétisme  de  nos 
recueils  encyclopédiques.  » 

11  m'eût  été  difficile  d'être  plus  inci- 
sif, j'allais  dire  plus  impertinent,  car  le  dou- 
ble reproche  que  j'adressais  aux  articles  ma- 
gnétisme des  dictionnaires  de  médecine 
impliquait  évidemment  deux  personnalités  : 
Le  merveilleux  ridicule  était  le  lot  de  M.  Hos- 
tan,  et  l'écrivain  futile,  il  n'y  avait  pas  à  s'y 
méprendre,  c'était  M.  Bouillaud. 

M.  le  professeur  Rostan  a  peut-être  expié 
plus  durement  qu'on  ne  le  pense  le  courage 
d'émettre  un  des  premiers,  des  opinions  af- 
firmatives sur  les  faits  magnétiques.  Que 
justice  lui  soit  rendue  pour  sa  noble  témé- 


C1JNQ    Ai\S    APRÈS.  111 

rite!  Quant  à  M.  Bouillaud,  nous  avons, 
lui  et  moi,  un  vieux  compte  à  régler;  cela 
viendra  en  temps  et  lieu,  mais,  en  attendant, 
j'ajourne  à  notre  rencontre  dans  la  vallée  de 
Josaphat  la  rétractation  du  jugement  que 
j'ai  porté  sur  lui. 

Enfin,  M.  le  ministre  de  l'instruction  pu- 
blique a  contre-signe  mon  diplôme.  Ce  di- 
plôme est  dans  ma  poche,  ma  trousse  et  mes 
lancettes  n'attendent  plus  que  des  victimes. 
Gare  à  vous,  mes  amis,  me  voilà  médecin  de 
la  tête  aux  pieds. 

Médecin!  qui  le  dirait  à  me  voir?  je  res- 
semble à  s'y  tromper  à  un  élève  de  rhétori- 
que. 

Oh  !  la  robe,  le  bonnet,  la  perruque  d'au- 
trefois! malheureux,  qu'en  avez-vous  fait? 
Ces  insignes  étaient-ils  donc  les  seuls  ridicu- 


I  12  CINQ    ANS    APRÈS. 

les  que  vous  reprochât  Molière?  Ceux-là  du 
moins  vous  étaient  utiles,  tandis  que  ceux 
que  vous  avez  gardés,  sont  sans  profit  pour 
vous,  funestes  à  vos  semblables. 

Un  docteur  de  vingt-trois  ans!  Que  vou- 
lez-vous qu'il  devienne  avec  ses  cheveux  sans 
poudre  et  son  menton  sans  barbe?  qu'il  aille 
planter  sa  tente  dans  son  pays  natal?  Eh  !  ses 
compatriotes  qui  le  croient  encore  au  collège, 
parce'qu'ils  l'ont  vu  naguère  sur  le  bras  de 
sa  nourrice,  n'auronl  garde,  avec  raison,  de 
luiconfier  leur  vie.  Ah  !  s'ilpouvait sevieillir  ! 
Mais  non,  il  faut  attendre;  attendre  que  ses 
cheveux  grisonnent  et  que  les  rides  de  son 
(Vont  marquent  son  expérience.  Et  s'il  meurt 
d'ici  là  de  dépit  el  de  misère  ?. . .  oh  !  la  robe, 
rendez-lui  la  robe,  la  longue  canne  et  la 
perruque la   perruque  au    moins,  qui 


CINQ    ANS    APRÈS.  113 

donnait  tout  d'un  coup    l'âge,   le    talent, 
l'expérience,  et  le  prix  qu'on  y  attache. 

Je  proleste  qu'à  cet  égard,  jeparie  sérieuse- 
ment: moins  les  choses  ont  de  valeur  réelle, 
et  plus  il  importe  de  leur  donner  une  valeur 
apparente.  La  profession  de  médecin  avait 
donc  besoin  d'un  symbole. 

Ainsi,  je  le  soutiens  avec  la  plus  entière 
conviction,  c'est  en  abjurant  ses  vieux  insi- 
gnes, que  le  corps  médical  a  provoqué  l'état 
de  souffrance  auquel  il  cherche  en  vain  un 
remède,  et  l'affligeante  détresse  qu'il  ne  par- 
vient pas  même  à  cacher. 

Je  sais  bien,  qu'à  défaut  de  l'ancien  cos- 
tume magistral,  le  néophyte,  en  débutant,  y 
supplée  par  une  tenue  sérieuse  et  les  grands 
airs  du  métier.  Il  adopte  la  cravate  blanche, 


I  14  CI1IQ   AHfl    APfiÈS. 

le  ton  sentencieux,  et  des  lunettes  au  risque 
de  se  rendre  myope. 

Mais  en  dépit  de  tous  ses  efforts,  les  mala- 
des ne  viennent  pas  vlie,  et  si,  pour  acquit- 
tera prixdeses  inscriptions,  de  ses  examens, 
desa  thèse,  etc.,  etc., il aconsommé  jusqu'au 
dernier  sou  le  produit  de  l'enclos  paternel 
qu'il  s'est  vu  forcé  de  vendre,  oh  !  je  le  plains 
de  toute  mon  âme. 

Mais  pourquoi  ces  doléances  sur  le  sort  des 
médecins?  Hélas  !  c'est  qu'en  cherchant  à 
rassembler  au  fond  du  temps  et  de  mes  sou- 
venirs tous  les  éléments  de  ma  destinée,  je 
tremble  d'apercevoir  dans  les  misères  que 
je  viens  de  décrire,  une  des  causes  lointaines 
de  la  déviation  qu'elle  a  subie. 

Sans  doute  je  ne  fusjamais  réduit  aux  du- 
res nécessités  dont  je  parlais  tout  à  l'heure. 


CINQ   AJNS    APRÈS.  I  15 

Sans  être  riche,  je  pouvais  attendre.  Mais 
l'ennui  est  presque  aussi  dur  à  supporter  que 
la  misère,  et,  en  province,  l'ennui  me  ga- 
gna. 

Donc,  un  beau  jour,  je  vendis  à  perte 
mon  cheval  et  ma  voiture;  j'en  mis  l'argent 
dans  ma  malle  entre  deux  douzaines  de  che- 
mises, et  je  repris  le  chemin  de  Paris. 

Combien  j'étais  loin  de  prévoir  les  tribu- 
lations qui  m'y  attendaient! 

Pendant  les  deux  années  de  mon  séjour 
en  province,  je  m'étais  livré  à  des  études 
spéciales  sur  plusieurs  points  de  pathologie, 
et  notamment  sur  les  causes  et  la  nature  es- 
sentielle de  la  Goutte,  maladie  très-commune 
en  Franche  Comté,  où  abondent  le  bon  vin, 
la  bonne  chère  et  les  gourmands.  Dès  les 
premiers  temps  de  mon  installation  à  Paris,  je 


1  16  CINQ    AJNS    APRÈS. 

publiai  ces  recherches  dans  une  brochure  qui 
eut  quelque  succès. 

Les  journaux  de  médecine  rendirent 
compte  avec  éloge  de  cet  opuscule  qui  me 
valut  quelques  malades,  et  je  me  trouvai, 
sans  y  avoir  beaucoup  songé,  médecin  spé- 
cialiste. 

Encouragé  par  ce  début,  je  dirigeai  tous 
mes  efforts  vers  le  traitement  de  la  Goutte, 
cl,  l'année  suivante,  je  publiai  dans  le  jour- 
nal PEsculape  un  exposé  sommaire  des  pro- 
cédés thérapeutiques  que  j'employais  avec 
succès. 

Je  le  déclare  franchement,  naïvement,  je 
crois  avoir  découvert  le  meilleur  moyen  qui 
existe  pour  guérir  la  goutte. 

J'ai  fait  à  dix  malades  seulement  l'applica- 
tion de  ce  moyen  ;  sur  les  dix,  trois  étaient 


CINQ    ANS    APRÈS.  1  17 

perclus  des  jambes  depuis  plusieurs  années  ; 
tous  ont  recouvré  une  santé  parfaite. 

Assurément,  entre  les  mains  d'un  homme 
habile,  cette  découverte  eût  été  une  mine 
d'or  :  je  n'en  tirai  pas  un  écu. 

Comment  se  fait-il  qu'il  ne  se  soit  pas 
trouvé  quelqu'industriel  pour  ramasser  mon 
secret,  se  l'approprier,  et  l'exploiter?  Je  le 
confiais  pourtant  à  qui  voulait  l'entendre. 

Dans  ma  brochure  sur  la  goutte,  j'avais 
annoncé  au  public  un  traité  des  Affections 
rhumatismales,  ouvrage  considérable  pour 
lequel  j'ai  recueilli  plusieurs  liasses  de  notes 
et  d'observations  dont  il  est  à  peu  près  cer- 
tain aujourd'hui  que  je  ne  ferai  aucun  usage. 
Mais  au  commencement  de  1839,  je  fon- 
dais sur  cet  ouvrage  toute  ma  réputation  à 
venir,  et  j'y  travaillais  avec  ardeur. 


1  18  CINQ    ANS    APRÈS. 

Je  me  proposais  surtout  d'y  battre  en  brè- 
che la  méthode  dite  jugulante;  méthode 
barbare  qui  consiste  à  laisser  les  malades 
exsangues  et  en  tue  dix  pour  en  guérir  un. 
J'aurais  démontré  jusqu'à  l'évidence,  que 
loin  d'être  nouvelle,  cette  méthode  expéditive 
dont  deux  de  nos  célébrités  contemporaines 
se  disputent  l'invention,  était  tout  simple- 
ment celle  du  fameux  Hecquet,  si  plaisam- 
ment raillé  par  Lesage  dans  le  personnage  de 
Sansgrado. 

Ce  fut  l'attrait  inopiné  que  m'offrit  l'étude 
du  magnétisme  qui  bouleversa  tous  mes 
projets. 

0  magnétisme!  magnétisme  maudit!... 
Mais  était-il  donc  écrit,  Jacques  Albin,  que 
tu  serais  le  pilote  malencontreux  qui  brise- 
rait ma  barque  sur  cet  écueil  où  je  m'écriai 


CINQ    A1NS    APRÈS.  119 

follement  comme  Ajax  :  J'aborderai  malgré 
les  dieux  ! 

On  verra  d'ailleurs  prochainement  com- 
ment dans  le  fait  lui-même  de  ma  nouvelle 
rencontre  avec  mon  ami,  ma  raison  fut 
presque  forcée  de  reconnaître  une  pre- 
mière preuve  de  l'existence  du  magnétisme. 


LE  BARON  DE  GOURSAC. 


lie  baron  de  Goursac. 


Un  jour  du  mois  de  septembre  1839  (je 
n'oserais  mieux  préciser  la  date)  M.Silvestre, 
Pinheiro-Ferreira,  ancien  ministre  de  Por- 
tugal, feu  le  docteur  Frapart,  mesdames 
Lourd...,  madame  la  comtesse  de K...  et  ma- 
demoiselle Adolphine  de  K...,  sa  fille,  enfin 


124  LE    IURON    DE    GOUBSAG. 

M.  de  Beaur...,  ex-journaliste,  et  Edouard  Le 
Carpentier,  mon  bon  ami,  s'étaient,  sur  mon 
invitation  de  la  veille,  réunis  chez  moi,  rue 
Sainte-Marguerite,  à  l'effet  d'y  être  témoins 
d'expériences  magnétiques. 

Quelles  devaient  être  ces  expériences?  Je 
l'ignorais  complètement. 

Mais  par  quelle  fantaisie,  ou  plutôt,  par 
quelle  combinaison  de  circonslances  allai?— 
je  denouveau  me  trouver  en  présence  de  ce 
magnétisme,  dont  jusqu'alors  je  n'avais  saisi 
que  le  côté  ridicule  et  dont  j'aurais  eu  tant 
de  plaisir  à  me  moquer  toute  ma  vie? 

Le  hasard  est  un  mot  malheureux  invenlé 
par  la  paresse  en  négation  de  tous  systèmes  : 
le  hasard  n'explique  rien.  Ce  n'est  donc  pas 
lui  qui  m'a  conduit,  comme  d'autres  l'au- 
raient dit  à  ma  place,  aux  croyances  scien- 


LE    BARON    DE    GOURSAC.  125 

tifiques  que  j'ai  professées  jusqu'à  présent. 

Le  hasard!  un  effet  sans  cause  ou  une 
cause  sans  effet!...  Non,  non,  je  n'y  croirai 
jamais,  et,  jusqu'à  preuve  du  contraire,  je 
demeurerai  convaincu  : 

Ou  bien,  que  nos  destinées  sont  écrites  à 
l'avance,  comme  le  pensent  les  Turcs,  dans 
les  registres  des  décrels  célestes; 

Ou  bien,  ce  qui  est  encore  plus  probable, 
qu'elles  sont  confiées  à  ces  démons  dont 
parle  Tertullien  dans  X Apologétique. 

Or,  ce  fut  assurément  un  de  ces  démons 
(le  moins  avisé  et  le  moins  méchant  de  tous, 
il  est  vrai,  car  je  veux  être  juste  même  en- 
vers les  démons),  qui  me  iit  faire  la  connais- 
sance de  M.  le  baron  Jules  de  Goursac. 

M.   le  baron  de  Goursac  était   un   des 


126  LE    BARON    DE    GOURSAC. 

dix  malades  que  j'avais  guéris  de  la  goutte. 

C'était  un  homme  de  cinquante  à  cin- 
quante-deux ans,  bien  qu'il  n'en  avouât  que 
quarante-cinq,  gros,  court,  alerte,  gesticu- 
lant comme  un  Marseillais,  quoiqu'il  fut 
Bourguignon,  marchant  vite,  la  tête  haute, 
l'air  affairé,  et  parlant  plus  vite  encore  qu'il 
ne  marchait. 

Il  avait  le  front  fuyant,  les  sourcils  touf- 
fus, les  yeux  ronds  et  perçants,  la  peau  du 
visage  marquée  de  la  petite  vérole. 

M.  de  Goursac  se  mettait  avec  prétention  : 
je  ne  me  souviens  pas  de  l'avoir  vu,  même 
dans  son  lit,  sans  brillants  à  ses  doigts  et 
sans  jabot  à  sa  chemise.  Enfin,  il  se  ra- 
sait ponctuellement  tous  les  matins  :  judi- 
cieuse précaution  sans  laquelle  la  couleur 
équivoque  de  sa  barbe  grisonnante  eut  bi- 


LE    BARON    DE    GOUItSAC.  127 

zarrement  contrasté  avec  le  noir  encore  plus 
équivoque  de  ses  cheveux. 

M.  de  Goursac,  bien  qu'il  se  piquât  d'une 
certaine  érudition,  n'était  pas  un  homme 
universel  :  je  ne  lui  ai  jamais  connu  que 
deux  sujets  de  conversation  :  la  goutte  et  le 
magnétisme. 

Mais  s'il  parlait  de  l'une  avec  horreur,  il 
parlait  de  l'autre  avec  amour. 

Le  magnétisme  le  passionnait  au  delà  de 
toute  expression. 

Lorsqu'une  fois  il  entamait  ce  chapitre, 
sa  tête  se  montait;  il  parlait,  raisonnait,  dé- 
raisonnait, et  criait,  à  inquiéter  ses  inter- 
locuteurs sur  l'intégrité  de  son  bon  sens. 

Et  notez  qu'en  pareil  cas,  il  n'y  avait 
d'autre  parti  à  prendre  que  celui  de  se  taire 
et  de  l'écouter;  car  il  fallait  si  peu  songer 


128  LE    BAUOIN    DE    GOURSAC 

à  l'interrompre,  que  si  tout  en  pérorant 
il  venait  à  se  moucher,  il  vous  faisait  signe 
de  la  main  gauche  de  ne  pas  prendre  la  pa- 
role. 

Hâtons  -  nous  d'ailleurs  d'ajouter,  que 
M.  le  baron  de  Goursac  rachetait  par  des 
qualités  précieuses  une  bonne  partie  de  ses 
ridicules. 

C'était  au  fond,  un  homme  de  cœur,  af- 
fectueux et  serviable,  dupe,  j'en  ai  eu  des 
preuves,  d'une  foule  d'aventuriers  qui  ex- 
ploitaient sa  crédulité;  mais  nuit  et  jour  prêt 
à  voler  au  secours  des  malheureux. 

M.  de  Goursac  n'est  plus  :  il  est  mort  en 
1843,  dans  un  petit  château  qu'il  possédait 
près  de  Joigny. 

Que  l'éternité  lui  soit  légère! 

D'après  ce  que  je  viens  d'écrire  de  son  ca- 


LE    BARON    DE    GOURSAC  129 

ractère,  de  ses  habitudes  et  de  la  nature  de 
mes  relations  avec  lui,  il  me  serait  su- 
perflu d'expliquer  comment  il  en  vint  à 
s'ouvrir  à  moi  sur  ses  convictions  favorites 
et  à  entreprendre  de  me  les  faire  par- 
tager. 

—  Vous  serez  des  nôtres,  me  disait-il  un 
jour,  vous  serez  des  nôtres,  je  vous  le  certi- 
fie, et  c'est  moi  qui  me  charge  de  vous  con- 
vaincre. Ah!  docteur,  si  vous  saviez  quel 
sujet  sublime  que  le  magnétisme,  quand  on  le 
comprend  comme  je  le  comprends!  Mais 
pour  le  pratiquer,  il  faut  de  la  charité,  il  faut 
l'amour  du  prochain.  Et  volià  justement 
pourquoi  MM.  les  médecins,  qui  ne  connais- 
sent guères  d'autre  prochain  que  celui 
qu'ils  rançonnent 

—  Ah  !  baron,  vous  êtes  ingrat  ! 

i.  9 


130  LE    BARON    DE    GOURSAC. 

—  Non,  docteur,  je  vous  excepte,  et  vous 
le  savez  bien. 

Puis,  changeant  de  ton  tout-à-coup,  c'est- 
à-dire,  baissant  le  verbe  en  haussant  le  dia- 
pason de  manière  à  parler  presque  en  voix 
de  tête  : 

—  Comprenez-vous  que  depuis  un  an 
j'aie  fait  vingt  somnambules?  Oui,  docteur, 
vingt  somnambules  ! ...  Ah  !  c'est  que  la  nature 
m'a  doué  d'un  fluide!...  Tenez,  touchez  ma 
main.  C'est  le  feu,  c'est  la  flamme...  Vous 
le  sentez,  n'est-ce  pas? 

—  Je  sens  qu'en  effet  vous  avez  chaud 
aux  doigts;  mais  dites-moi,  sans  parabole, 
qu'est-ce,  selon  vous,  que  le  fluide? 

—  Le  fluide,  docteur!.,  c'est  la  force, 
c'est  la  vie,  c'est  l'âme,  c'est  le  souffle  du 
créateur,  c'est  Dieu  lui-même,  c'est  tout! 


LE   BARON    DE   GOURSAC.  131 

Et  M.  de  Goursac  en  débitant  ces  folies 
d'un  ton  d'énergumène  se  donnait  une  ac- 
tion qui  finissait  par  injecter  de  sang  ses 
petits  yeux  gris,  au  point  de  les  faire  rougir 
comme  ceux  d'un  Albinos. 

Il  se  calma  pourtant  et  reprit  presque  na- 
turellement : 

—  Ecoutez,  cher  docteur,  puisque  grâce 
à  vos  bons  soins  je  puis  maintenant  me  servir 
de  mes  deux  jambes,  je  veux  vous  faire 
avant  trois  jours  ma  visite  de  remerciaient. 

—  Vous  serez  le  bienvenu,  cher  baron. 

—  Vous  êtes  trop  aimable  pour  que  j'en 
doute-,  mais  afin  d'avoir  encore  plus  de  droit 
au  bon  accueil  que  vous  voulez  bien  me 
promettre...  ce  n'est  pas  seul  que  j'irai  chez 
vous.  —  Ah!  voyez-vous,  j'y  tiens  :  un 
homme  comme  vous  doit  connaître  le  ma- 


132  LE    BARON    DE    GOURSAC. 

gnétisme.  —  Or,  puisque  j'ai  à  ma  discrétion 
la  dernière  somnambule  que  j'ai  faite...  une 
perle  sous  certains  rapports,  oui,  docteur, 
une  perle,  il  faut  que  vous  la  voyiez  à  l'œuvre. 

—  Oh  !  alors,  monsieur  le  baron,  per- 
mettez que,  de  mon  côté,  je  ne  sois  pas  seul 
pour  vous  recevoir. 

—  Comment  donc  !  ayez  chez  vous,  si 
bon  vous  semble,  toutes  les  Académies.  Plus 
on  est  de  fous  plus  on  rit,  comme  dit  la 
chanson,  et  ni  le  magnétisme,  ni  moi,  Dieu 
merci!  nous  ne  craignons  les  témoins.  Après 
demain,  à  trois  heures  précises,  docteur, 
vous  verrez  qui  nous  sommes.  Mais  je  fixe 
l'heure  et  le  jour,  sans  vous  demander  s'ils 
vous  conviennent  ?. . . 

—  Ils  me  conviennent  à  merveille,  ba- 
ron, et  j'en  prends  note. 


LE    BARON    DE   GOURSAC.  133 

—  Au  revoir  donc,  docteur. 

—  Un  mot,  encore,  je  vous  prie. 

Et  M.  de  Goursac  se  rapprochant  de  moi, 
je  lui  dis,  très-bas  pour  ne  pas  le  compro- 
mettre: 

—  Comment  se  fait-il,  cher  baron,  que  le 
magnétisme  étant,  pour  toutes  les  maladies, 
un  moyen  curatif  si  efficace,  vous  ayez  eu 
besoin,  malgré  vos  vingt  somnambules,  de 
recourir  à  moi  pour  votre  goutte? 

■ —  Après  demain,  docteur,  après  de- 
main, fit  M.  de  Goursac,  en  répondant  in- 
directement (très-indirectement)  à  ma  ques- 
tion et  d'un  ton  mystérieux  qui  peut-être 
signifiait:  jusqu'à  ce  que  vous  ayez  vu,  inu- 
tile de  discuter. 

Parmi  les  personnes  conviées  à  la  séance 
dont  M.  le  baron  de  Goursac  devait  être  le 


134  LE   BARON    DE   GOLESAC. 

héros,  plusieurs  croyaient  fermement  au 
magnétisme,  c'étaient  Fraparl  et  mesdames 
Lourd.  ..;d'autres  y  croyaientà  demi,  c'étaient 
M.Pinhero  et  mesdames  de K...; Le  Carpen- 
tier  et  moi  nous  n'y  croyions  pas  encore, 
enfin,  M.  de  Beaur...  se  refusait  obstiné- 
ment et  quand  même  à  y  croire,  ce  qui  de 
sa  part  était  logique,  attendu  qu'en  sa  qua- 
lité de  journaliste  il  n'avait  jamais  cru  à 
rien. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cet  aréopage  n'avait  rien, 
comme  l'on  voit,  de  trop  hostile  aux  prodi- 
ges dont  M.  de  Goursac  devait  nous  régaler, 
puisque,  en  tout  état  de  cause,  ce  dernier 
était  à  peu  près  sûr  à  l'avance  de  la  majorité 
des  suffrages. 

Mais  il  s'en  fallut  peu  qu'il  ne  s'aliénât 
une  partie  des  bonnes  dispositions  où  nous 


LE    BARON    DE   GOURSAC  135 

étions  généralement  à  son  égard,  en  ayant 
le  tort  de  se  faire  attendre. 

Malgré  sa  promesse  formelle  d'être  chez 
moi  à  trois  heures  précises,  à  trois  heures 
vingt  minutes  il  n'était  pas  venu  encore. 

Aussi  Frapart  dont  l'exactitude  aurait 
mérité  de  devenir  proverbiale,  avait-il  déjà 
tiré  trois  fois  de  son  gousset,  la  grosse  mon- 
tre d'argent  sur  laquelle  se  réglaient  si  bien 
tous  les  actes  de  notre  ami  qu'en  s'arrêlant 
cette  montre  eût  infailliblement  causé  une 
perturbation  dans  sa  vie. 

A  la  première  fois,  il  avait  fait  la  grimace  ; 
à  la  seconde  il  avait  grommelé  quelques 
mots  inintelligibles;  mais  à  la  troisième,  il 
se  leva  et  dit  tout  haut,  sans  miséricorde: 

—  Votre  M.  Goursac  (Frapart  ne  com- 
prenait pas  le  sens  de  la  particule  de  devant 


136  LE    B1R0N    DE    GOURSAC 

les  noms  propres),  votre  M.  Goursac  est  un 
homme  sans  parole.  Libre  à  lui  de  gaspiller 
son  temps,  mais  que  diable  !  le  nôtre  est  pré- 
cieux. 

A  peine  l'austère  homœopathe  avait-il 
achevé  sa  phrase  que  des  pas  précipités 
dans  l'antichambre  succédèrent  au  bruit  de 
la  sonnette,  et  qu'on  annonça  à  la  plus 
grande  satisfaction  de  tous  : 

Monsieur  le  baron  de  Goursac  et  made- 
moiselle Stéphanie  Dauruc. 

M.  de  Goursac  était  radieux.  Son  habit 
noir  semblait  sortir  à  l'instant  même  de  l'a- 
telier de  Staub.  Sa  cravate,  son  jabot  et  ses 
manchettes  étaient  aussi  empesés  que  l'es- 
prit de  M.  Dubois  (d'Amiens). 

Mais  nous  avons  fait  connaître  le  magné- 
tiseur, essayons  de  décrire  la  somnambule. 


LE    BARON    DE    GOURSAC.  137 

Mademoiselle  Stéphanie  Dauruc,  h  perle, 
dont  M.  de  Goursac  m'avait  parlé  lavant- 
veille,  justifiait  assez  mal  au  premier  abord, 
cette  métaphorique  qualification. 

C'était  une  grande  fille  de  vingt-sept  à 
vingt-huit  ans,  sèche,  plate,  jaune,  grima- 
çante et  guindée. 

Sa  mise  concordait  à  merveille  avec  sa 
physionomie. 

Une  robe  de  florence,  d'un  noir  douteux, 
flasque,  passée,  éraillée,  témoignait  par  son 
ampleur  exagérée  qu'elle  n'avait  point  été 
coupée  sur  sa  taille ,  mais  s'harmoniait  pas- 
sablement avec  son  écharpe  de  flanelle  unie 
et  son  chapeau  de  castor,  prétentieusement 
orné  d'une  couronne  de  glands  de  chêne. 
Enfin,  des  bottines  de  coutil  gris  et  des 
gants  de  filet,  que  la  rigueur  précoce  de  la 


138  LE   BARON    DE   GOURSAC. 

saison  semblait  accuser  d'anachronisme, 
complétaient  la  toilette  de  notre  pytho- 
nisse. 

Il  faut  convenir  que  si,  pour  l'instant, 
nous  étions  presque  en  droit  de  voir  en  cette 
fille  une  incarnation  vivante  du  magné- 
tisme, M.  de  Goursac compromettait  sa  cause 
en  nous  le  montrant  si  délabré. 

Pour  mon  compte  je  sentis  vaguement 
que,  bien  qu'il  n'y  eût  aucun  rapport  entre 
la  garde-robe  de  mademoiselle  Dauruc  et  sa 
lucidité,  ce  que  nous  voyions  de  celle-là,  nous 
rendait  presque  malgré  nous  plus  exi- 
geants sur  ce  que  nous  allions  voir  de 
l'autre. 

Quant  à  M.  de  Goursac,  il  était  trop  au- 
dessus  de  ces  mesquines  impressions,  pour 
avoir  songé  à  en  tenir  compte. 


LE    BARON    DE    GOURSAG.  139 

Il  entre  d'un  air  fier  et  délibéré,  s'avançanl 
de  mon  côté  pour  me  prendre  les  deux  mains, 
jetant  de  droite  et  de  gauche  des  bordées  de 
politesse,  s'inclinant  très-bas  devant  les  da- 
mes et  s'excusant  humblement  auprès  de 
tous  du  retard  involontaire  qu'a  subi  sa 
présence. 

—  Mesdames  et  messieurs,  dit-il,  puis- 
que j'ai  eu  bien  malgré  moi  le  malheur  de 
me  faire  attendre,  ne  perdons  plus  une  se- 
conde. Je  vous  en  prie,  docteur,  un  fauteuil 
pour  mademoiselle. 

Tout  le  monde  se  levant  à  la  fois,  pour 
répondre  à  cette  invitation  qui  ne  concer- 
nait que  moi  seul,  il  en  résulte  un  moment 
de  tumulte  pendant  lequel  mademoiselle  Sté- 
phanie se  débarrasse  de  son  chapeau  et  de 
son  écharpe,  puis  vient  s'asseoir  avec  la  rai- 


1 iO  LE    BAROS    DE    GOURSAC. 

Jeur  d'une  poupée  à  ressorts  dans  le  grand 
fauteuil  qu'on  lui  a  fait  rouler  au  milieu  du 
salon. 

Aussitôt  le  calme  se  rétablit. 

M.  de  Goursac,  le  jarret  tendu,  le  torse 
raide,  le  regard  fixe,  la  tête  un  peu  penchée 
à  gauche,  exhale  par  tous  les  pores  le  pro- 
phète inspiré  :  vous  diriez  de  lui.  suivant 
le  degré  d'imagination  dont  vous  a  doué  la 
nature,  ou  Josué  ordonnant  au  soleil  de  sus- 
pendre son  cours,  ou  notre  brave  Marcillet 
endormant  Alexis. 

Le  fluide  incomparable  qui  s'échappe  de 
ses  prunelles,  sans  précisément  incendier 
personne,  parait  néanmoins  provoquer  dans 
le  système  nerveux,  sans  doute  très-impres- 
sionnable,  de  mademoiselle  Stéphanie,  des 
phénomènes  fort  insolites. 


LE    BARON    DE    GOURSAC.  141 

Elle  s'étire,  bâille,  se  tord  les  bras,  trem- 
ble comme  une  quakeresse. 

Je  remarque  particulièrement  que  ses  mâ- 
choires, agitées  d'une  sorte  de  trismus, 
moins  gracieux  que  surprenant,  s'entrecho- 
quent avec  une  rapidité  que,  faute  d'habi- 
tude peut-être,  je  n'ai  jamais  pu  atteindre. 

Enfin,  après  deux  ou  trois  soubresauts 
violents  mais  peu  probants,  car  rien  au 
monde  ne  serait  plus  facile  que  de  les  imi- 
ter, elle  demeure  sans  mouvement  et  M.  de 
Goursac  la  déclare  endormie. 

Cela  dit,  M.  le  baron,  qui  semble  plein 
de  réminiscences  héroïques,  se  croise  les 
mains  derrière  le  dos  à  la  façon  de  Bona- 
parte,  et  reste  ainsi  comme  absorbé  dans 
une  profonde  méditation. 

Habitué  comme  je  le  suis,  à  sa  phraséolo- 


142  LE    BARON    DE    GOURSAC. 

gie  redondante  et  prolixe,  je  tremble  qu'il  ne 
se  croie  dans  l'obligation  de  faire  précéder  ses 
expériences  d'une  improvisation  sur  Fêtât 
actuel  de  la  science.  Aussi,  le  chasseur  des 
Alpes,  menacé  d'une  avalanche,  n'apporte- 
t-il  pas  plus  de  précaution  dans  sa  dé- 
marche pour  rie  pas  ébranler  le  sol,  que  je 
n'en  mis  en  abordant  notre  pensif  magnéti- 
seur de  cette  phrase  méticuleuse  : 

—  Monsieur  le  baron,  ces  dames  sont  im- 
patientes de  voir... 

—  Mesdames  et  messieurs,  s'écrie  M.  de 
Goursac  sans  me  répondre,  et,  en  prenant 
(ce  qui  ne  justifie  que  trop  mes  appréhen- 
sions )  la  pose  oratoire  du  caporal  Trim 
lisant  le  sermon  de  Falstaff,  mesdames  et 
messieurs,  le  phénomène  dont  vous  allez 
être  témoins  est  un  des  plus  curieux,  des 


LE    BARON    DE    GOURSAC.  143 

plus  rares,  et  en  même  temps,  des  plus  pé- 
remptoires  qu'il  soit  possible  d'observer.  Il 
ne  s'agit  ici,  ni  de  la  catalepsie,  ni  de  la  rai- 
deur tétanique,  ni  de  l'insensibilité,  ni  de 
la  vision  à  travers  les  corps  opaques,  ni  de 
la  vue  à  distance,  ni  de  l'extase.». 

—  Eh  !  juste  ciel  !  pensais-je,  si  ce  diable 
d'homme  s'est  fait  un  devoir  d'énumérer  tou- 
tes les  choses  dont  il  ne  s'agit  pas,  nous  ne 
sommes  pas  près  d'en  être  quittes  ! 

Heureusement  M.  de  Goursac,  cessant 
enfin  de  procéder  par  exclusion,  continua 
en  ces  termes  : 

—  Toutes  ces  merveilles,  assurément  sont 
du  plus  haut  intérêt  ;  mais  enfin  vous  aurez 
cent  fois,  mille  fois  l'occasion  de  les  consta- 
ter, tandis  que  le  praticien  rencontre  à  peine 
une  ou  deux  fois  dans  le  cours  d'une  longue 


144  lf;  baron  de  goursac. 

carrière,  la  prodigieuse  anomalie  que  nous 
allons  avoir  l'honneur  d'offrir  à  votre  obser- 
vation :  cette  intéressantejeune  fille,  dans  l'état 
où   vous  la  voyez,   entend  par  l'épigastre. 

—  Ah  !  une  transposition  de  sens.. .  dit  né- 
gligemment,  madame  Lourd.,  en  femme 
depuis  longtemps  accoutumée  à  de  pareils 
prodiges. 

—  Je  n'avais  jamais  entendu  parler,  fait 
très-bas  M.  de  Beaur.  à  M.  Pinheiro,  de  cette 
poussée  d'oreilles  au  ventre. 

Quant  au  docteur  Frapart,  dont  j'observe 
la  physionomie,  il  ouvre  à  la  fois  une  grande 
bouche  et  de  grands  yeux  effarés,  puis,  pas- 
sant deux  ou  trois  fois  ses  mains  dans  ses 
cheveux  gris  ébouriffés,  il  tire  un  calepin  de 
sa  poche,  et,  croisant  ses  jambes  de  manière 
à  se  faire  une  table  de  son  genou  gauche,  il 


LE   BARON    DE    GOURSAC.  î  45 

se  dispose  à  écrire  religieusement  ce  qui  va 
se  passer. 

L'induction  naturelle  que  je  tire  de  cette 
pantomime  est  que  le  phénomène  annoncé 
par  M.  de  Goursacest  digne  de  toute  mon  at- 
tention. 

M.  de  Goursac  continue  : 

—  Ce  qu'il  y  a  peut-être,  mesdames  et 
messieurs,  de  plus  surprenant  dans  cette 
anomalie,  est  qu'elle  se  produit  à  ma  volonté, 
c'est-à-dire  suivant  qu'il  me  plaît  de  con- 
centrer mon  fluide  à  l'épigastre  du  sujet,  ou 
de  le  reporter  à  sa  tête. 

—  Dans  ce  dernier  cas,  dit  M.  deBeaur., 
votre  sujet  entend  sans  doute  au  moyen  de 
ses  oreilles,  tandis  que  dans  le  cas  contraire?.. . 

Le  sourire  narquois  de  M.    de    Beaur. 

complète  pour  moi  sa  pensée,  si  peu  com- 
i.  10 


146  LE    BAROJN    DE    GOURSAC. 

prise  du  magnétiseur,  que  celui-ci  s'abstient 
de  répondre  autrement  que  par  un  signe  de 
tête  affirmatif. 

M.  de  Beaur.  venait  de  concevoir  contre 
la  prétendue  audition  épigastrique,  une  in- 
vincible objection. 

En  effet  il  s'était  dit,  et  je  me  disais  après 
lui  :  comment  serait-il  possible  de  démontrer 
que  celte  fille  entend  par  l'épigastre  et  n'en- 
tend que  par  l'épigastre  ?  Si,  encore,  il  ne 
s'agissait,  comme  chezl'exlatique  de  Pétélin, 
que  d'un  phénomène  de  vision  par  l'estomac, 
quelqu'incroyable ,  quelqu'impossible  que 
fut  ce  phénomène,  il  y  aurait  pourtant  moyen 
de  nous  obliger  à  y  croire.  Car  enfin,  si 
cetle  intéressante  jeune  fille ,  comme  dit 
M.  de  Goursac,  lisait  dans  un  livre  fermé 
que  je  lui  appliquerais  moi-même  sur  les 


LE    BARON    DE    GOURSAC.  147 

fausses  côtes,  force  me  serait  bien  de  conve- 
nir qu'elle  y  voit  par  cette  région.  Mais  dans 
le  cas  présent,  le  plus  crédule  des  mortels,  à 
moins  qu'il  ne  soit  absolument  inepte,  aurait 
toujours  le  droit  de  se  demander  si  la  som- 
nambule n'entend  pas  avec  ses  oreilles  ce 
qu'on  lui  dit  àl'épigaslre...  Diable!  ça  com- 
mence mal. 

Parlez-moi  des  gens  convaincus! 

La  démonstration  du  phénomène  suspecl 
dont  il  s'agit  est  aussi  simple  pour  notre  ma- 
gnétiseur, que  deux  et  deux  font  quatre. 

Le  voilà  donc  qui  concentre  impertur- 
bablement son  fluide  à  l'estomac  de  la  fille 
Dauruc,  qui  apparemment  croit  de  son 
devoir  de  témoigner  par  de  nouvelles  gri- 
maces qu'elle  est  sensible  à  cette  opération. 

—   Quel  ignoble  faciès  a  l'intéressante 


148  LE    BARO>-    DE    GOURSAC. 

jeune  fille!  me  dit  Edouard  en  s'approchant 
de  moi. 

—  Parlez  donc  plus  bas,  imprudent  ! 

—  Oh  !  je  suis  si  loin  de  son  ventre  ! . . . 

—  Et  les  oreilles  du  Baron? 

—  Le  fait  est  qu'elles  sont  de  taille!  mais  il 
est  tout  à  son  affaire.  Ne  lui  demanderez- 
vous  pas  dans  quel  bouge  il  va  pêcher 
ses  somnambules?...  c'est  à  dégoûter  du 
magnétisme. 

L'opération  étant  achevée,  M.  de  Goursac 
nous  dit  : 

—  Ainsi  que  vous  le  comprendrez  sans 
peine,  messieurs,  et  vous  aussi  mesdames, 
la  solution  de  notre  problème  se  réduit  à 
deux  points,  en  d'autres  termes  à  prouver 
deux  choses  :  La  première  que  cette  jeune 
personne  n'entend  plus  par  les  oreilles  ;  la 


LE    BARON   DE    GOURSAC.  149 

seconde  qu'elle  entend  par  la  région  épigas- 
trique.  Or,  abordons  le  premier  point  :  — 
M'entendez-vous,  Stéphanie?  dit-il  d'une 
voix  assez  forte,  à  l'oreille  de  la  prétendue 
dormeuse.  —  Si  vous  m'entendez,  Stéphanie, 
je  vous  ordonne  de  me  répondre. 
Et  Stéphanie  ne  répond  pas. 

—  Vous  le  voyez,  messieurs,  dit  alors 
M.deGoursac  en  setournantde  côté  et  d'au- 
tre d'un  air  très-content  de  lui,  l'audition  par 
les  oreilles  n'existe  plus  chez  cette  fille. 

—  C'est  vrai!  disent  les  dames  (mesda- 
mes de  K...  avec  un  étonnement  irréfléchi, 
mesdames  Lourd...  sans  le  moindre  éton- 
nement). 

—  C'est  incontestable,  fait  M.  deBeaur., 
en  haussant  les  épaules  dès  qu'il  est  sûr  de 
n'être  pas  vu  du  magnétiseur. 


150  LE   BARON    DE   GOURSAC. 

—  C'est  évident,  évident,  de  la  dernière 
évidence,  ajoute  LeCarpentier,  en  accompa- 
gnant ses  paroles  d'un  de  ses  fins  sourires 
dans  le  secret  desquels  je  suis  seul;  sourires  si 
gracieux  qu'il  faut  en  avoir  étudié  l'expres- 
sion pour  en  découvrir  la  malice. 

M.  Pinheiro  Feireira,  vieillard  aimable 
et  d'une  bienveillance  extrême,  hoche 
imperceptiblement  la  tête  en  signe  de 
doute. 

Mais   quant  à  Frapart Oh!   Frapart 

était  superbe  en  pareilles  circonstances!  Ses 
deux  lèvres  s'allongent,  ses  deux  yeux  s'ar- 
rondissent, il  bondit  sur  sa  chaise  ;  puis,  re- 
mettant avec  humeur  son  calepin  dans  sa 
poche,  il  affecte  de  témoigner  par  son  geste 
et  par  sa  pose,  qu'il  se  soucie  peu  désor- 
mais du  procès-verbal  d'une  pareille  séance. 


LE    BARON    DE    GOURSAC.  151 

Bien  plus  :  comme  il  s'aperçoit  que  je  me 
dispose  à  faire  à  M.  de  Goursac  quelques 
objections  qu'il  devine,  il  m'interpelle  éner- 
giquement  par  mon  nom  en  me  faisant  si- 
gne de  m'abstenir.  Comme  j'ignore  ses  rai- 
sons, je  cède  à  son  désir,  de  telle  sorte  que 
notre  cher  baron  se  croyant  sûr  d'une  appro- 
bation unanime,  poursuit  intrépidement  le 
cours  de  sa  démonstration. 

— Ainsi,  messieurs,  dit-il,  nous  voilà  bien 
fixés  sur  la  première  partie  de  l'expérience, 
passons  de  suite  à  la  seconde  et  la  question 
sera  résolue;  car,  enfin,  messieurs,  l'on  a 
beau  dire,  les  faits  sont  des  faits,  c'est-à-dire 
des  arguments  sans  réplique,  et  contre  les- 
quels l'incrédulité  et  la  mauvaise  foi  se  mor- 
fondront toujours. 

Après  ce  beau  mouvement  oratoire,  M.  le 


152  LE    BARON    DE    GOURSAC. 

baron  de  Goursac,  se  rapprochant  de  sa  som- 
nambule, s'agenouille  à  ses  pieds  sur  le  ta- 
pis, puis,  se  faisant  de  ses  deux  mains  une 
sorte  de  porte-voix,  il  lui  dit  au  creux  de 
l'estomac,  en  baissant  un  peu  le  ton,  mais 
assez  haut  néanmoins  pour  que  tout  le  monde 
puisse  l'entendre  : 

—  M'entendez-vous,  Stéphanie? 

—  Comment,  monsieur?  fait  la  drôlesse 
en  affectant  de  tressaillir. 

—  Je  vous  demande,  Stéphanie,  si  vous 
m'entendez? 

—  Certainement,  monsieur,  que  je  vous 
entends. 

—  Et  comment  m'entendez-vous? 

—  Avec  mon  estomac. 

—  Eh  bien ,  messieurs?.,.  Eh  bien,  mes- 
dames?... 


LE   BARON    DE   GOURSAC.  153 

—  C'est  merveilleux  !  s'écrient  les  dames  ! 

—  Oh!  merveilleux!  répète  M.  de  Beaur.. 
en  riant  de  son  plus  gros  rire. 

—  Avec  quel  aplomb  ment  cette  canaille- 
là  !  me  dit  Le  Carpentier,  à  l'oreille. 

Puis  s'approchant  de  M.  de  Goursac  avec 
un  naturel  parfait  : 

—  Comment  se  fait-il,  monsieur  le  baron, 
que  vous  ne  sollicitiez  pas  des  corps  savants, 
un  examen  officiel  d'un  pareil  sujet? 

—  Ah!  monsieur,  les  académies  !... 

—  Oui,  sont  hostiles  au  magnétisme. 

—  Vous  ne  vous  imaginez  pas  jusqu'où 
vont  leurs  préventions  ! 

—  A  la  bonne  heure...  mais  vous  avez  là 
de  quoi  les  confondre^  n'est-ce  pas,  Frapart? 
n'est-ce  pas,  Messieurs? 

Et  mon  malicieux  ami,  pour  s'aider   à 


154  LE    BARON    DE    GOURSAC. 

conserver  son  sérieux,  aspirait  indéfiniment 
une  prise  de  tabac  de  Virginie. 

—  Non.  non,  non,  fit  avec  feu  M.  de 
Goursac,  les  académies  sont  injustes  de 
parti  pris,  et  rien  ne  pourrait  les  convaincre. 
Elles  se  montrent  d'ailleurs  à  l'égard  du  ma- 
gnétisme ce  qu'elles  se  sont  montrées  à  l'é- 
gard de  toutes  les  grandes  découvertes.  Voyez 
Harvey,  voyez  Jenner,  voyez  Fulton,  voyez 
Gall  et  tant  d'autres...  Les  académies  me 
traiteraient  comme  elles  ont  traité  ces  grands 
hommes;  mais  continuons,  messieurs. 

El  M.  de  Goursac  intérieurement  con- 
solé par  le  souvenir  de  tant  de  génies  incom- 
pris et  persécutés,  se  remet  impassiblement  à 
magnétiser  mademoiselle  Stéphanie,  autour 
de  laquelle  se  pressent  les  dames,  tandis  que 
Frapart,  les  yeux  hagards  et  le  visage  rouge 


LE    BARON    DE    GOURSAC.  155 

d'indignation,  me  fait  signe  de  venir  lejoindre 
dans  l'embrasure  de  la  croisée  où  il  s'est 
établi. 

—  Qui  est  cet  homme-là?  me  fait-il  brus- 
quement, dès  que  je  suis  à  portée  de  l'en- 
tendre. 

—  Eh!  lequel? 

—  Ce  magnétiseur. 

—  M.  le  baron  de  Goursac;  voilà,  si  je 
compte  bien,  mon  cherFrapart,  la  cinquième 
fois  que  je  vous  le  dis. 

— Eh!  vous  ne  m'entendez  pas,  que  fait-il? 

—  Des  miracles,  vous  le  voyez  bien. 

—  Oui,  de  beaux  miracles,  en  vérité!  et  je 
lui  en  fais  mon  compliment,  Jdais  quelle  est 
sa  profession? 

—  Magnétiseur. 

—  Bah  ! 


156  LE    BARON    DE    GOURSAC. 

—  Je  ne  lui  en  connais  pas  d'autre. 

—  Eh  bien,  mon  cher,  tenez-vous  pour 
dit  (et  Frapart  me  parlait  avec  cette  accen- 
tuation énergique  et  cette  mimique  expres- 
sive que  n'ont  pu  oublier  ceux  qui  l'ont 
connu),  tenez-vous  pour  dit  que  votre  baron 
de  Goursac  est  un  fou  et  sa  somnambule 
une  coquine. 

—  Vraiment  !  fais-je  en  souriant  et  sans 
parvenir  à  jouer  la  surprise! 

—  Oui,  oui,  et  tenez-vous  encore  pour  dit 
que  ce  sont  de  pareils  saltimbanques  qui 
gâtent  la  cause  du  magnétisme. 

—  Eh  !  docteur,  dit  Le  Carpentier  qui 
venait  de  s'approcher,  et  qui  avait  entendu 
les  derniers  mots  sortis  de  la  bouche  de  Fra- 
part, comme  vous  traitez  vos  confrères  ! 

—  Mes  confrères!  mes  confrères!  moi  le 


LE    BARON    DE    GOURSAC.  157 

confrère  de  ces  gens-là  !...  ah  !  morbleu  !  je 
leur  apprendrai  à  vivre.  Adieu,  Messieurs, 
adieu. 

—  Quoi  !  déjà?...  vous  nous  quittez? 

—  Eh  !  que  voulez  -  vous  que  je  fasse 
ici? 

—  Ah!  çà,  mais  dites  donc,  Frapart,  fait 

Le  Carpentier,  vous  tranchez  avec  nous  de 
l'académicien  ? 

—  Non,  ma  foi,  pas  si  bête  ! 

—  Alors,  restez. 

—  Avec  ces  gens-là?...  C'est  plus  fort  que 
moi  :  ils  me  portent  sur  les  nerfs.  Croyez-moi, 
mon  ami,  ne  les  recevez  plus  chez  vous,  car 
ils  vous  compromettraient. 

Et,  cette  recommandation  faite,  le  bon 
Frapart  s'esquiva,  sans  que  personne  remar- 
quât son  départ,  tant  pour  le  moment  M.  de 


158  LE   BARON    DE   GOURSAC 

Goursac  et  sa  somnambule  captivaient  l'at- 
tention. 

C'est  qu'en  effet,  si  les  expériences  étaient 
attrayantes  pour  les  personnes  qui  avaient  la 
naïveté  d'y  croire,  le  magnétiseur  était  par 
lui-même  très  divertissant  pour  celles  qui 
n'y  croyaient  pas. 

Véritable  Don  Quichotte  de  la  foi  magné- 
tique, M.  de  Goursac  avait  juste  assez  d'es- 
prit pour  faire  des  extravagances,  et  juste 
assez  de  candeur  pour  ne  pas  s'en  apercevoir. 

Sa  vanité  même  (car  il  en  avait),  n'était, 
comme  celle  du  héros  de  La  Manche,  qu'un 
effet  de  sa  conviction. 

Mais,  lorsqu'il  eut  enfin  savouré  suffisam- 
ment cette  ambroisie  des  éloges  que  chacun 
de  nous  se  faisait  un  devoir  ou  un  amusement 
de  lui  offrir  à  tour  de  rôle,  il  nous  annonça 


LE    BARON    DE    GOURSAC.  159 

qu'il  allait  rendre  définitivement  ses  oreilles 
à  mademoiselleStéphanie  Dauruc,  el  terminer 
la  séance  par  quelques  appréciations  phréno- 
logiques,  genre  d'expériences  dans  lequel, 
nous  assura-t-il,  excellait  la  somnambule. 

—  Mesdames  et  messieurs,  ajouta-t-il  en 
restant  fidèle  à  cette  inversion  galante  de  la 
formule  usitée  par  les  marchands  d'orviétan, 
mesdames  et  messieurs,  voici  en  quoi  consis- 
tent les  expériences  sur  lesquelles  j'ai  l'hon- 
neur d'appeler  votre  attention  : 

En  touchant  légèrement  la  tête  des  per- 
sonnes qui  voudront  bien  se  soumettre  à 
cette  épreuve,  la  somnambule  définira 
instantanément  leur  caractère,  ou  tout  au 
moins  signalera  leurs  facultés  les  plus  sail- 
lantes. 

—  Celte  demoiselle,  demanda  timidement 


160  LE   BARON    DE   GOURSAC. 

M.  Pinheiro,  a-t-elle  fait  une  étude  particu- 
lière de  la  phrénologie  ? 

—  Nullement,  monsieur,  répondit  M.  de 
Goursac,  et  c'est  en  cela  justement  quele  fait 
est  merveilleux. 

—  Excepté  la  grammaire,  fit  dogmatique- 
ment Le  Carpentier,  les  somnambules  savent 
tout,  sans  avoir  rien  appris. 

Quant  à  moi,  j'avoue  que  nonobstant 
l'explication  de  M.  de  Goursac,  je  ne  com- 
prenais pas  très-bien  quel  rapport  il  y  avait 
entre  la  phrénologie  et  la  lucidité  àes  som- 
nambules, et  comment  il  était  indispensa- 
ble à  mademoiselle  Stéphanie  Dauruc  d'être 
douée  de  seconde  vue  pour  se  livrer  à  un 
examen  que  le  plus  modeste  des  disciples 
de  Gall  n'eût  point  hésité  à  faire  les  yeux 
bandés. 


LE    BARON    DE    GOCRSAG.  1G1 

Aussi  bien,  sans  la  crainte  de  provoquer 
une  discussion  fastidieuse  pour  les  dames,  et 
certainement  oiseuse  pour  tout  le  monde,  me 
serais-je  hasardé  à  soumettre  le  plus  hum- 
blement possible,  celte  réflexion  à  M.  de 
Goursac. 

Mais,  en  vérité,  j'aurais  eu  grand  tort  de 
troubler  par  des  objections  intempestives, 
l'intermède  divertissant  que  nous  réservait 

la  phrénologie. 

Mademoiselle  Dauruc  s'y  surpassa:  elle 
fut  admirable  d'effronterie. 

Allongeant  imperturbablement  ses  longs 

vilains  doigts  osseux  sur  le  crâne  de  chacun  de 

nous,  elle  trouvait  à  l'un  la  bosse  de  la  gaieté, 

à  l'autre  celle  de  la  tristesse,  à  M.  Pinheiro, 

celle  de  la  musique,  à  mademoiselle  de  K., 

celle  de  l'amour  filial,  à  madame  de  K., 
i.  n 


162  LE   BARO*    DE    GOURSAC. 

celle  de  l'amour  maternel,  à  Le  Carpentier, 
celle  du  calcul  (dont  il  ne  fait  guère  usage). 
à  tout  le  monde  enfin,  rendons-lui  cette  jus- 
tice, des  qualités  sans  défauts. 

Cependant,  comme  au  bout  d'une  demi- 
heure,  notre  diseuse  de  bonne-aventure,  en 
dépit  de  ses  complimenîs  et  de  sa  sagacité, 
finissait  par  devenir  d'une  insipide  mono- 
tonie, M.  de  Goursac  la  réveilla. 

—  Mon  Dieu  !  que  celte  fille  est  bête  !  dit 
confidentiellement  M.  de  Beaur.  à  Le  Car- 
pentier. 

—  Que  voulez-vous?  répondit  mon  ami 
avec  son  inimitable  bonhomie,  on  assure  que 
les  somnambules  n'ont  que  l'esprit  de  leur 
magnétiseur... 

Un  incident  imprévu  et  qui  devait  mettre 
le  comble  au  triomphe  de  M.  de  Goursac, 


LE   BARON   DE   GOURSAC.  163 

devait  bientôt  en  même  temps  démentir 
cet  adage  ;  mais  cet  incident  a  trop  d'impor- 
tance pour  ne  pas  faire  exclusivement  le  su- 
jet d'un  chapitre. 


Yï 


LA   XXIe  SOMNAMBULE 


VI 


£<a  vingt  et  unième  somnambule  de  II.  le 
baron  de  Goursac. 


Il  faut  convenir  que  si  pendant  longtemps, 
le  magnétisme  ne  fut  pour  moi  qu'une  ri- 
dicule jonglerie,  ce  fut  un  peu  la  faute  des 
magnétiseurs  qui  entreprirent  de  me  l'en- 
seigner. Comment  en  effet  aurais~je  pu 
prendre  au  sérieux  des  scènes  bouffonnes, 


168  LA    VIIN'GT    ET    DJilÈl 

telles  que  celles  que  j'ai  décrites  dans  le 
chapitre  précédent? 

Iles'  vrai  que  la  justice  m'imposait  l'o- 
bligation de  ne  regarder  tout  au  plus  cette 
dernière  que  comme  un  fait  négatif,  c'est-à- 
dire  ne  prouvant  ni  pour  ni  contre,  puis- 
qu'enfin  cette  scène  avait  révolté  Frapart 
lui-même,  dont  je  connaissais  pourtant  les 
convictions  affirmatives. 

Mais  l'autorité  de  Frapart  suffisait-elle 
pour  me  faire  croire  à  des  phénomènes 
dont  je  n'avais  pas  été  témoin,  et  qui  me 
semblaient  impossibles? 

D'un  côté,  n'étant  pas  encore  avec  Fra- 
part dans  les  termes  de  l'intimité  qui  nous 
unit  dans  la  suite,  je  ne  le  connaissais  pas 
assez  pour  apprécier  au  juste  la  valeur  de 
son  témoignage.  D'autre  part,  s'il  était  déjà 


SOMNAMBULE,  ETC.  I  09 

pour  moi  un  homme  d'intelligence,  il  me 
semblait  par-dessus  tout  homme  d'imagi- 
nation, si  bien,  que,  sans  suspecter  sa  pro- 
bité scientifique,  j'étais  en  droit  d'appréhen- 
der qu'à  l'égard  du  magnétisme,  il  ne  se 
fût  laissé  tromper. 

Son  goût  ardent  pour  les  nouveautés  me 
confirmait  dans  cette  hypothèse. 

Frapart  dont  le  front,  comme  le  disait  un 
journal,  portait  sans  fléchir  la  triple  cou- 
ronne d'homœopathe,  de  phrénologiste  et 
de  magnétiseur,  Frapart  joignait-il  bien  à 
celle  rigoureuse  puissance  de  déduction  que 
je  lui  voyais  montrer  quelquefois,  cette  im- 
passibilité d'esprit  que  réclame  l'observation 
des  faits  nouveaux,  et  surtout  cette  sage  dé- 
fiance qui  nous  prémunit  contre  les  fourbe- 
ries?... 


170  LA    VINGT    ET    UNIEME 

Chose  étrange  !  La  franchise  presque  sau- 
vage de  mon  ami,  celle  loyaulé  méliculeuse 
qu'il  poussait  jusqu'à  la  candeur,  cetle  sainte 
horreur,  enfin,  qu'il  professait  pour  le  men- 
songe, étaient  autant  de  raisons  qui,  dans 
mon  jugement,  diminuaient  le  poids  du 
sien. 

Plus  les  hommes  sont  honnêtes,  me  di- 
sais-je,  et  plus  ils  sont  faciles  à  tromper.  Or, 
Frapart,  chez  qui  presque  rien  jusqu'alors 
ne  m'avait  révélé  ces  précieuses  qualités  d'es- 
prit dont  l'inflexible  logicien  fit  preuve, 
deux  ans  après,  dans  ses  Lettres  sur  le  som- 
nambulisme, Frapart  n'était  encore  à  mes 
yeux  que  l'honnête  homme  par  excellence. 

Quant  à  mes  autres  amis,  ils  partageaient 
mes  doutes,  que  ï audition  épigastrique  de 
mademoiselle  Dauruc,  n'était  guère  plus  que 


SOMNAMBULE,    ETC.  171 

ses  appréciations  phrénologiques  de  nature 
à  dissiper. 

Assurément,  en  bonne  logique,  et  lors- 
qu'il s'agit  seulement  d'une  question  de  pos- 
sibilité, les  faits  négatifs  ne  prouvent  rien 
contre  les  faits  positifs;  mais  en  dépit  du 
raisonnement,  ils  inspirent  la  défiance,  et 
quelquefois  de  telles  préventions,  qu'en  pré- 
sence même  de  l'évidence,  nous  craignons 
encore  d'être  trompés. 

Voilà,  je  n'en  saurais  douter,  la  véritable 
raison  de  l'incrédulité  presque  générale  qui 
accueille  encore  le  magnétisme,  malgré  les 
faits  irréfragables  qu'il  produit  journelle- 
ment. 

Pour  les  hommes  prévenus,  c'est-à-dire 
ayant  à  tort  ou  à  raison  la  conscience  d'avoir 
été  dupes,  il  n'y  a  plus  de  faits  positifs,  de 


172  LA   VINGT   ET   UNIEME 

même  que  pour  les  enthousiastes,  il  n'y  a 
pas  défaits  négatifs. 

Ceci  me  ramène  presque  involontaire- 
ment à  M.  le  baron  de  Goursac  qui,  dans  sa 
vie  magnétique,  on  le  croira  sans  peine,  dut 
rencontrer  bien  rarement  uneoccasiondedou- 
ler  ;  car  sans  être  précisément  fou,  sans  être 
même  précisément  sot,  il  poussait,  comme 
on. l'a  vu,  l'enthousiasme  jusqu'au  délire. 

Mais,  respect  aux  morts!  M.  de  Goursac 
n'est  plus. 

Oh  !  que  devint,  cher  baron,  à  votre  heure 
dernière,  ce  fluide  incomparable  qui,  di- 
siez-vous,  était  voire  âme?  Le  magnétisme 
joue-t-il  un  rôle  dans  la  béatitude  des  élus? 

S'il  en  est  ainsi,  et  si  nous  emportons  dans 
l'autre  monde,  les  aptitudes  et  les  passions 
qui    nous   dominent    dans   celui-ci,    avec 


SOMNAMBULE,   ETC.  173 

quelle  ivresse  ne  dûtes-vous  pas  rencontrer 
clans  les  célestes  régions,  les  célèbres  exta- 
tiques dont  l'histoire,  quand  vous  étiez  parmi 
nous,  vous  préoccupait  si  vivement! 

Socrate,  les  pythies,  Cardan,  Jeanne- 
d'Arc,  Savonarole,  Campanella,  sont-ils  au 
ciel  avec  vous?  Je  le  souhaite  pour  vous  et 
pour  eux. 

Mais  dussiez- vous  à  l'heure  qu'il  est,  ma- 
gnétiser sainte  Thérèse  elle-même  aux  pieds 
de  l'Eternel,  et  émerveiller  tous  les  saints 
de  sa  lucidité,  je  suis  convaincu  que  votre 
bonheur  n'excède  point  celui  où  je  vous 
vis  à  la  fin  de  la  séance  qui  vous  avait 
amené  chez  moi,  et  dont  il  me  reste  actuel- 
lement à  conter  la  dernière  et  la  plus  glo- 
rieuse partie. 

Pour  procéder  avec  méthode,  revenons 


174  LA   VINGT   ET   UNIÈME 

d'abord,  quelque  hardie  que  soit  la  transition, 
de  sainte  Thérèse  à  mademoiselle  Dau- 
ruc. 

Cette  dernière,  que  son  magnétiseur  vient 
d'éveiller  (il  le  croit  du  moins)  éprouve  ou 
affecte  d'éprouver  pendant  quelques  minu- 
tes une  sorte  d'hébétude  qui  ne  contribue 
pas  à  la  rendre  intéressante.  Puis,  jugeant  à 
propos  de  rassurer  son  maintien,  elle  remet 
sa  capote  et  son  écharpe,  enfin,  demande  à 
M.  de  Goursac  la  permission  de  se  retirer, 
permission  qui  lui  est  accordée  avec  l'appro- 
bation des  assistants. 

Cependant,  je  crois  m'apercevoir  que  si 
les  dames  sont  convaincues  (elles  y  avaient 
mis  beaucoup  de  bonne  volonté),  elles  ne 
sont  pas  satisfaites.  En  d'autres  termes,  ce 
qu'elles  ont  vu  leur  donne  le  désir  de  voir 


SOMNAMBULE,    ETC.  175 

plus  encore,  ou  si  l'on  veut,  de  voir  autre 
chose. 

Une  d'elles,  madame  Lourd.,  m'exprime 
même  ce  désir,  qu'en  ma  qualité  d'amphy- 
trion  dévoué  au  plaisir  de  ses  hôtes,  je 
m'empresse  de  transmettre  à  M.  de  Goursac. 

—  Monsieur  le  baron,  lui  dis-je,  pensez- 
vous  qu'il  soit  possible  de  magnétiser  tout  le 
monde? 

—  Oui  et  non,  répond-il;  c'est  oui,  si  par 
magnétiser  vous  entendez  produire  un  effet 
quelconque  au  moyen  des  passes  ei  de  la  vo- 
lonté; c'est  non,  si  par  magnétiser  vous  en- 
tendez endormir. 

—  Je  défierais  bien  à  qui  que  ce  soit  de 
me  magnétiser  dans  ce  dernier  sens,  dit 
fièrement  M.  de  Beaur. 


176  LA    VIiNGT   ET    UNIEME 

—  Et  moi,  monsieur  le  baron,  suis-je 
endormable?  dit  Le  Carpentier. 

—  Vous,  monsieur,  peut-être  bien.  Vous 
avez  dans  le  regard  un  je  ne  sais  quoi  de 
langoureux... 

—  Oh!  essayez,  essayez,  monsieur  le  ba- 
ron, font  toutes  les  dames  en  chœur. 

—  Très-volontiers,  mesdames,  mais  en- 
core faul-il  que  monsieur  s'y  prête. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne,  dit  mon  ami,  en 
sinstallant  dans  le  grand  fauteuil  laissé  va- 
cant par  la  fille  Dauruc,  je  suis  toujours  à  la 
discrétion  des  dames. 

—  Soit.  Mais  notez,  mesdames,  que  cela 
peut  être  long.  Ce  n'est  pas  que  je  me  sente 
fatigué.  Oh!  mon  fluide  est  d'une  richesse 
qui  me  rend  infatigable.  Mais  enfin,  il  est 
rare  qu'on  endorme  un  sujet  à  la  première 


SOMNAMBULE.  177 

séance.  Au  surplus,  nous  allons  voir...  sur- 
tout, Monsieur,  pas  de  résistance. 

—  Oh!  monsieur,  dit  Le  Carpentier,  en 
s'allongeant  dans  son  fauteuil,  on  voit  bien 
que  vous  ne  me  connaissez  pas  :  mon  élé- 
ment est  le  fare  mente.  Faut-il  dormir  dès 
à  présent? 

— Vous  dormirez,  Monsieur,  quand  l'en- 
vie vous  en  viendra. 

Dès  que  M.  de  Goursac  commence  à  opé- 
rer sur  mon  ami,  chacun  reprend  sa  place, 
et  aussitôt  le  plus  profond  silence  règne  dans 
l'appartement. 

C'est  à  peine  si  de  loin  en  loin,  quelques 
bâillements  étouffés  se  font  entendre  parmi  les 
assistants  comme  témoignage  des  effets  pro- 
duits par  le  magnétisme  ou...  par  l'ennui. 

Au  bout  de  huit  à  dix  minutes,  M.  de  Gour- 
i.  12 


178  LA    VINGT    ET    UNIÈME 

sac  suant  à  grosses  gouttes,  et  Le  Carpentier, 
les  yeux  fermés,  ne  bougeant  pas  et  soufflant 
a  peine,  tout  le  monde  peut  s'imaginer  que 
ce  dernier  est  endormi. 

Un  mot  détruit  cette  illusion. 

—  Dormez-vous,  Edouard?  demandé-je. 
à  mon  ami. 

—  Pas  encore,  répond-il,  sans  ouvrir  les 
veux. 

—  Enfin,  éprouvez-vous  quelque  chose? 

—  Je  crois  que  oui. 

—  Ah!  vous  n'en  êtes  pas  sûr?... 

—  Si...  j'éprouve... 

—  Quoi? 

—  Comme  un  peu  de  chaleur. 

—  Au  front,  n'est-ce  pas,  Monsieur9  dit 
le  Baron  en  continuant  ses  passes. 

— Oui,  au  front  ;  mais  surtout  aux  tempes. 


SQMSAMBUaUË.  179 

—  Et  vous  avez  envie  de  dormir? 

—  Non...  seulement  de  bâiller. 
—Bâillez,  mon  cher; vousen  avez  le  droit. 

—  Mais  pourriez-vous  ouvrir  les  yeux? 
t'ait  M.  de  Goursac  du  ton  d'un  homme  sur 
de  sa  puissance ,  et  charmé  d'avoir  l'occa- 
sion d'en  fournir  une  preuve  sans  réplique. 

—  Parfaitement,  répond  mon  ami.  en 
inondant  son  magnétiseur  d'un  regard  lim- 
pide qui  le  déconcerte. 

—  Diable  !  diable,  fait  celui-ci,  je  nous 
croyais  plus  avancés. 

—  Sujet  ré  frac  ta  ire?  lui  dis-je. 

—  Mauvais  sujet?  ajoute  une  dame. 

—  Vous  le  voyez,  Mesdames,  dit  M.  de 
Beaur.,  si  jamais  il  vous  arrive  d'essayer  vo- 
tre puissance  magnétique,  ne  vous  fiez  pas 
trop  aux  yeux  langoureux. 


180  LA    VliNGT   ET    UNIEME 

Une  autre  dame  remarquant  avec  une  im- 
pitoyable charité  que  M.  de  Goursac  paraît 
avoir  très-chaud,  m'invite  à  faire  apporter 
un  verre  d'eau  sucrée  pour  lui. 

—  Merci,  madame,  merci,  docteur;  je  n'ai 
besoin  de  rien,  je  vous  assure,  dit  le  Baron  en 
noircissant  son  mouchoir  blanc  de  la  sueur 
qui  découle  de  ses  cheveux. 

—  Pauvre  Baron,  le  voilà  qui  continue 
machinalement  à  magnétiser  mon  ami , 
mais  j'ai  la  certitude  qu'il  donnerait  beau- 
coup pour  n'avoir  pas  entrepris  celte  expé- 
rience. 

Un  ange,  son  bon  ange  sans  doute,  vint 
sous  les  traits  charmants  de  mademoiselle 
de  K.  le  tirer  d'embarras. 

Mais  hâtons-nous  de  souffler  sur  l'allégorie, 
pour  ne  laisser  à  sa  place  que  la  scène  aussi 


SOMNAMBULE.  181 

vraie  que  piquante  qui  s'est  passée  sous  nos 
yeux. 

Mademoiselle  Adolphine  de  K.  a  dix-huit 
ans  au  plus. 

Elle  a  la  taille  élancée,  fine,  ronde  et  flexi- 
ble. Son  joli  visage  blanc  et  rose  est  encadré 
dans  les  plus  magnifiques  cheveux  cendrés 
qu'il  soit  possible  de  voir.  Ses  grands  yeux 
bleus  sont  à  la  fois  doux  et  mutins,  ce  qui 
répand  sur  sa  physionomie  un  mélange  sin- 
gulier d'espièglerie  et  de  candeur. 

Madame  de  K.  prétend  que  sa  fille  est 
nerveuse  :  je  n'aurais  pas  osé  l'affirmer. 

Toujours  est-il  que  mademoiselle  de  K. 
jouit  d'ordinaire  d'une  santé  parfaite;  si  bien 
que  sa  bonne  humeur  n'étant  jamais  trou- 
blée par  la  souffrance,  elle  est  rieuse  comme 
un  enfant. 


182  LA    VnGT    ET    UNIEME 

Mesdames  de  K...  qui  n'ont  pas  changé 
de  place  depuis  leur  arrivée,  sont  assises 
Tune  près  de  l'autre  sur  un  divan,  derrière 
le  grand  fauteuil  occupé  par  le  sujet,  et  par 
conséquent  en  face  du  magnétiseur. 

Pendant  tout  le  temps  que  la  fille  Dauruc 
a  dormi  ou  a  fait  semblant  de  dormir,  Ma- 
demoiselle Adolphinene  l'a  quittée  des  yeux 
que  pour  regarder  M.  de  Goursac  dont  les 
grands  airs  semblaient  l'amuser  beaucoup. 
Je  croirais  même  pouvoir  affirmer  qu'à 
deux  ou  trois  reprises,  elle  a  ri  de  toutes  ses 
forces,  au  nez  de  M.  le  Baron  qui,  heureu- 
sement, ne  s'en  est  pas  aperçu. 

Mais  depuis  que  celui  -  ci  se  morfond 
à  magnétiser  Le  Carpentier,  mademoi- 
selle Adolphine  ne  rit  plus. 

Ses  yeux,  fatigués  sans  doute  par  l'atten- 


SOMNAMBULE.  183 

lion,  n'ont  plus  leur  expression  habituelle. 
Ils  sont  humides  et,  pour  le  coup,  langou- 
reux, plus  langoureux  que  ceux  de  mon 
ami. 

Je  remarque  en  outre  que  ses  paupières 
clignent  à  chaque  instant  d'une  façon  singu- 
lière. Enfin  par  deux  ou  trois  fois,  elle 
laisse  brusquement  tomber  sa  tête  en  avant 
comme  fait  une  personne  que  le  sommeil 
commence  à  gagner. 

Or,  juste  au  moment  où  madame  de  K... 
(car  c'était  elle)  humilie  si  involontairement 
M.  de  Goursac,  en  implorant  un  verre  d'eau 
pour  lui,  Mademoiselle  Adolphine  s'affaisse 
sur  l'épaule  de  sa  mère,  qui  seulement  alors 
s'aperçoit  de  ce  singulier  état  de  torpeur  et 
qui  aussitôt  avec  son  cœur  de  mère,  s'en 
alarme  outre  mesure. 


184  LA    VINGT    ET    UNIÈME 

—  Ma  fille  !  ma  fille  !  s'écrie-t-elle  d'une 
voix  éperdue. 

On  regarde,  on  s  étonne,  on  se  lève. 
Emoi,  tumulte.  —  Qu'est-ce?  —  qu'a  cette 
demoiselle  ?  Tout  le  monde  interroge  à  la 
fois.  Madame  Jenny  Lend  offre  un  fla- 
con de  sel.  Edouard  supposant  avec  rai- 
son que  son  rôle  est  fini,  s'élance  vers  la 
croisée  pour  donner  de  l'air.  Enfin ,  moi- 
même  je  me  précipite  auprès  de  ces  da- 
mes. 

Mademoiselle  Adolphine  n'est  ni  rouge  ni 
pâle  ;  son  pouls  est  calme;  elle  n'est  pointop- 
pressée.  La  chaleur  de  sa  peau  est  à  peu  près 
naturelle.  Ses  longues  paupières,  à  demi 
closes,  ne  voilent  qu'incomplètement  ses 
yeux,  dont  la  sclérotique  apparaît  entre  les 
cils  comme  une  ligne  de  porcelaine  blan- 


SOMNAMBULE.  i  85 

che.  Enfin,  un  sourire  malin  semble  errer 
sur  les  lèvres  de  la  jeune  fille. 

—  Où  souffrez-vous,  mademoiselle?  lui 
dis-je,  pouvez-vousme  répondre? 

Mademoiselle  de  K...  ne  paraît  pas  m'en- 
tendre. 

—  Adolphine  !  mon  Adolphine  !  s'écrie 
sa  mère,  lu  ne  nous  entends  donc  pas  ? 

Même  silence. 

—  Ah  !  Messieurs,  mais  c'est  affreux  ! 

—  Ne  vous  effrayez  pas,  comtesse,  dis-je 
a  madame  de  K...,  le  pouls  est  normal  ;  il 
n'y  a  pas  le  moindre  trouble  dans  les  gran- 
des fonctions.  Ceci  n'est  que  nerveux. 

—  Mais  qu'est-ce  enfin  ? 

—  Une  syncope mademoiselle  y  est 

sujette  ? 

—  Nullement,  monsieur;  c'est  la  première 


186  LA    VIINGT    ET    UNIEME 

t'ois  de  sa  vie  que  pareil  accident  lui  arrive. 

—  Ne  serait-ce  point  l'effet  du  magné- 
tisme ?  observe  madame  Jenny  Lend,  qui 
est  si  entichée  du  magnétisme  qu'elle  le  voit 
volontiers  partout. 

—  Qu'en  pensez-vous,  Baron  ? 

—  Ce  que  j'en  pense...  Ce  que  j'en 
pense...  diable!  c'est  très-délicat!  fait  ce 
pauvre  Baron  tout  ahuri  à  la  seule  idée  qu'on 
peut  lui  imputer  l'évanouissement  de  made- 
moiselle de  K...  Le  magnétisme  est  salu- 
laire  en  soi.  D'ailleurs  je  n'ai  point  magné- 
tisé mademoiselle,  cependant  permettez 

m'entendez-vous,  Mademoiselle  ? 

Mademoiselle  Adolphine  fait  un  mouve- 
ment et  ses  lèvres  tremblent  comme  si  elle 
allait  parler.  M.  de  Goursac  réitère  sa  ques- 
tion et  la  jeune  fille  répond  : 


SOMNAMBULE  187 

—  Certainement,  monsieur,  je  vous  en- 
tends. 

—  Et  moi? 

—  Et  nous,  mademoiselle  ? 

—  M'entends-tu,  Adolphine?... 
Silence  absolu. 

—  Somnambule!  !  s'écrie  alors  M.  le  Baron 
de  Goursac,  avec  le  ton  et  la  voix  que  devait 
avoir  le  soldat  de  Marathon  en  annonçant  à 
Sparte  la  nouvelle  de  cette  victoire.  Som- 
nambule! elle  est  somnambule  !  Messieurs, 
c'est  ma  vingt  et  unième  ! 

Et  notre  cher  Baron  était  ivre  de  joie. 

—  Ah  !  convenez  que  pour  celle-ci,  lui 
dit  en  souriant  Le  Carpentier,  vous  l'avez 
faite  à  peu  près...  comme  M.  Jourdain  fai 
sait  de  la  prose. 

—  Oh  !  de  grâce,  Monsieur,  dit  madame 


188  LA    VINGT    ET    UNIÈME 

de  K...  rassurée,  mais  un  peu  contrariée  de 
l'incident  et  se  souciant  médiocrement  de 
nous  donner  sa  fille  en  spectacle,  puisque 
vous  l'avez  endormie  sans  le  vouloir,  ayez 
la  bonté  de  la  réveiller. 

—  Oh  !  madame  ! 

S'écrie-t-on  de  tous  les  côtés  à  la  fois. 
Et  ce  cri  est  une  prière  ardente  dont  jem'em- 
presse  de  me  faire  l'interprète. 

—  Nous  n'av  ons  ici  que  des  intimes,  com- 
tesse. 

—  Mais  que  veut-on  demander  à  ma 

fille  ? 

—  Des  choses  qui  nousconvainquent,  ma- 
dame, et  pour  le  reste...  n  etes-vous  pas  là  ! 

—  Pauvre  chère  enfant!  fait  madame 
deK...,  en  nous  accordant  tacitement  ce 
que  nous  lui  demandons  et  en  embrassant 


SOMNAMBULE.  189 

amoureusement  sa  fille  qui   ne  paraît  pas 
s'apercevoir  de  ses  caresses. 

Mademoiselle  de  K...,  le  dos  appuyé  sur 
un  des  coussins  du  divan,  et  la  tête  tellement 
inclinée  en  avant  que  son  menton  est  enfoui 
dans  son  fichu  de  gaze,  conserve  dans  celte 
altitude  l'immobilité  d'une  statue,  ce  qui  ne 
l'empêche  pas  d'être  ravissante. 

En  cherchant  à  trouver  un  sens  au  sou- 
rire imperceptible  qu'une  contraction  for- 
tuite des  muscles  de  ses  joues  a  peut-être 
seule  dessiné  sur  sa  bouche,  je  me  rappelle 
le  Diable  amoureux  de  Cazotte,  et  made- 
moiselle Adolphine  me  semble  pour  l'ins- 
tant, la  réalisation  vivante  de  Biondetta, 
c'est-à-dire  de  la  plus  séduisante  créature 
qu'il  soit  possible  de  faire  d'un  démon  sans 
en  faire  n  uange. 


190  LA   VIHGT   ET    UNIÈME 

—  Mesdames  el  messieurs,  dit  M.  de  (jour- 
sac,  je  crois  de  mon  devoir  de  vous  donner 
quelques  explications  touchant  la  cause  de 
l'agréable  surprise  que  vient  de  nous  causer 
mademoiselle.  Cet  heureux  incident  suffirait 
pour  prouver,  si  cela  n'était  déjà  prouvé 
depuis  longtemps,  qu'il  existe  positivement 
un  fluide  magnétique;  que  ce  fluide  s'é- 
chappe de  nos  mains  durant  les  passes;  qu'il 
se  meut  comme  un  projectile  dans  l'air  at- 
mosphérique, et  qu'enfin,  sans  la  participa- 
tion de  notre  volonté  et  quelquefois  même  à 
noire  insu  (ce  qui  vient  d'arriver,  car  je  suis 
forcé  de  convenir  que  je  ne  songeais  point 
à  mademoiselle  lorsqu'elle  s'est  endormie), 
ce  fluide  va  loin  de  nous  produire  ses  effets. 
Au  surplus  j'ajouterai... 

—  Voire  somnambule  s'impalien te,  Mon- 


SOMNAMBULE.  191 

sieur  le  Baron,  observe  doucement  Le  Car- 
pentier,  parlant  sans  le  savoir  au  nom  de 
tous  et  désirant  fort  que  M.  de  Goursac  n'a- 
joute rien. 

En  effet,  mademoiselle  de  K...  venait  de 
faire  un  petit  mouvement  d'épaules  dont 
il  eût  d'ailleurs  été  très-difficile  de  préciser 
le  sens. 

—  Comment  vous  trouvez-vous,  mademoi- 
selle ?  lui  dit  M.  de  Goursac  renonçant  dé- 
finitivement à  sa  péroraison. 

—  Je  me  trouve  bien. 

La  voix  de  la  jeune  fille,  naturellement 
douce  et  flûtée,  est  brève  et  d'un  timbre  un 
peu  différent  de  celui  qu'elle  a  d'habitude. 

—  Nous  vovez-vous,  mademoiselle  ? 

—  Je  vous  vois. 

—  Nous  tous,  ou  moi  seul  ? 


192  LA   VINGT    ET    UNIEME 

—  Vous  seul. 

—  Ah  !  ah  !  fait  M.  de  Goursac  en  se  ren- 
gorgeant et  en  faisant  à  sa  somnambule 
quelques  passes  d'encouragement  ;  mais 
pourriez-vous  voir  une  personne  avec  la- 
quelle je  vous  mettrais  en  rapport? 

—  Je  ne  le  sais  pas. 

—  Essayons. 

—  Me  vois-tu?  dit  madame  de  K.,.,  en 
prenant  la  main  de  sa  Qlle. 

—  Oui,  je  vous  vois. 

—  Eh  !  pourquoi  me  dis-tu  :  je  vous 
vois  ? 

(Mademoiselle  de  K...,  éveillée,  tutoyait 
sa  mère.) 

—  Parce  que  je  vous  vois. 

—  Tu  ne  me  reconnais  donc  pas,  vi- 
laine? 


SOMJNAMBULE.  193 

Mademoiselle  Adolphine  paraît  hésiter  et 
réfléchir  avant  de  répondre. 

—  Oh!  Monsieur,  s'écrie  madame  de  K..., 
elle  ne  me  reconnaît  pas! 

—  Si...  attendez...  vous  êtes  ma  mère. 
La  surprise  et  la  curiosité  portées  à  leur 

dernier  paroxysme,  sont  peintes  sur  tous  les 
visages,  tandis  que  celui  de  mademoiselle 
Adolphine  demeure  d'une  impassibilité  qui 
ne  fait  qu'ajouter  à  letrangelé  de  celte  petite 
scène. 

—  C'est  bizarre  !  —  c'est  merveilleux  ! 
—  c'est  incroyable  !  —  entend-on  de  tous 
les  côtés  à  la  fois;  car,  chacun,  comme 
d'habitude,  a  besoin  d'un  mot  particulier 
pour  rendre  une  impression  qui,  bien  qu'é- 
manant d'un  même  fait,  ne  laisse  pas  que 

d'être  différente  chez  tous  les  spectateurs, 
i.  13 


194  LA    VINGT   ET    UNIEME 

Mais,  en  attendant  qu'ils  soient  d'accord 
c'est  à  qui  d'entre  eux  s'approchera  le  plus 
près  de  la  charmante  somnambule,  c'est  à 
qui  lui  prendra  la  main. 

Le  hasard  donne  la  préférence  à  l'incré- 
dule M.  de  Beaur... 

—  Eh  bien,  mademoiselle,  dit-il,  d'un  ton 
poli  quoique  railleur,  aurai-je  aussi  le  bon- 
heur d'être  reconnu  de  vous? 

Mademoiselle  Adolphine  répond,  après 
quelques  secondes  d'hésitation  : 

—  Comment  vousreconnaîtrais-je,  ne  vous 
ayant  jamais  vu  ? 

—  Jamais  ? 

—  Non,  jamais. 

—  Il  me  semble,  mademoiselle,  que  re- 
lativement à  la  minute  où  vous  voulez 
bien  me  permettre  de  vous  toucher  la  main. 


SOMNAMBULE.  195 

vous  êtes  trop  explicite  en  disant  que  nous 
ne  nous  sommes  jamais  vus,  car,  en  défini- 
tive, depuis  deux  heures  nous  sommes  en- 
semble. 

—  Ah  ?...  c'est  possible. 

—  Oh  !  vous  savez  bien  que  cela  est  ;  mais 
si  dans  ce  moment  vous  êtes  douée  de  ce  que 
M.  le  baron  de  Goursac  appelle  je  crois  la 
lucidité,  vous  devez  savoir  bien  autre  chose 
encore. 

Mademoiselle  Adolphine  réfléchit  un  in- 
stant et  dit  avec  une  expression  inimitable 
d'indifférence  et  de  dédain  : 

—  Je  ne  comprends  pas. 

—  Eh  bien,  voyons,  mademoiselle,  je  vais 
essayer  de  me  faire  comprendre. 

Mademoiselle  de  K...  pousse  un  grand 
soupir  et  M.  de  Beaur...  reprend  ainsi  : 


Î96  LA    VINGT   ET    UNIÈME 

—  Me  voyez-vous  ? 

—  Oui,  je  vous  vois. 

—  De  la  tête  aux  pieds  ? 

—  Sans  doute. 

—  Pourriez-vous  voir  ce  que  j'ai  dans  ma 
poche  ? 

Peut-être. 

—  Essayez,  je  vous  en  prie. 

—  Non. 

—  Pourquoi  donc,  mademoiselle? 

—  Parce  que  cela  m'ennuie. 

—  La  raison  est  sans  réplique,  dit  en  riant 
M.  de  Beaur...,  mais  pour  un  incrédule  elle 
est  peu  convaincante. 

—  Qu'avez-vousdone?  fait  mademoiselle 
Adolphine. 

—  Je  ris. 

—  De  quoi  riez-vous  ? 


SOMNAMBULE.  197 

—  Eh!  mais...  vous  devez  le  savoir. 

—  Oh  !  cela  m'intéresse  si  peu  ! 

—  Fort  bien,  mademoiselle  ;  toutes  vos 
réponses  sont  très-habiles. 

—  Habiles?.... 

—  Oui,  oui,  je  me  comprends...  mais 
enfin,  mademoiselle,  seriez-vous  assez  ai- 
mable pour  répondre  d'une  manière  un  peu 
plus  directe  à  quelques  questions  que  je  vou- 
drais avoir  l'honneur  de  vous  adresser? 

—  C'est  selon. 

—  Pourriez-vous  me  dire  si  je  suis  marié? 

—  Oui. 

—  Je  suis  marié? 

—  Vous  l'êtes. 

—  Voyez-vous  ma  femme  ? 

—  Je  la  vois. 

—  Que  fait-elle  en  ce  moment  ? 


198  LA    VIJXGT    ET    UNIEME 

—  Elle... 

Mademoiselle  Adolphine  a  plus  que  jamais 
son  sourire  de  lutin. 

—  Achevez,  mademoiselle. 

—  Elle  est  jolie. 

—  Cela  est  vrai,  mais  que  fait-elle  ? 

—  Elle... 

Un  éclat  de  rire  nerveux  coupe  la  pa- 
role à  mademoiselle  de  K...,  mais,  reprenant 
subitement  son  sérieux  : 

—  Elle  ne  fait  rien,  dit-elle. 

—  C'est  assez  possible...  ai-je  des  enfants? 

—  Oui. 

—  Combien  ! 

—  Vous  avez  un  fils, 

—  De  quel  âge  ? 

—  Douze  ans. 

—  Un  peu  plus. 


SOMNAMBULE.  199 

—  Treize? 

—  Oui,  mon  fils  a  treize  ans.  Et  comment 
est-il? 

—  Il  est  petit  pour  son  âge. 

—  C'est  vrai. 

—  Très-brun. 

—  C'est  vrai. 

—  Je  dirais  presque  qu'il  est  noir. 

—  Ma  foi,  mademoiselle,  je  vous  le  par- 
donnerais, car  vous  êtes  si  près  de  la  vérité... 
et  si  loin  de  mon  fils,  qu'à  pareille  distance 
il  vous  est  bien  permis  de  vous  tromper  un 
peu.  —  Messieurs,  c'est  étonnant,  je  n'en 
saurais  disconvenir. — Mais  n'ai-je  pas  d'au- 
tres enfants,  mademoiselle? 

—  Non. 

—  Prenez  garde. 

—  Je  vous  dis  que  non. 


200  LA    VINGT    ET    UNIEME 

—  Eh  bien  ,  mademoiselle ,    vous   vous 
trompez. 

—  En  vérité  ? 

—  En  vérité. 

—  Voire  parole? 

—  Sur  ma  parole. 

—  Vous  avez  d'autres  enfants  ? 

—  J'ai  d'autres  enfants. 

—  Je  ne  les  vois  pas  :  pensez-y. 

—  Je  le  veux  bien.  Tenez,  j'y  pense  de 
toutes  mes  forces. 

—  Très-bien  !...  ah  ! 

—  Y  êtes-vous? 

—  Ces  deux  petites  filles? 

—  C'est  cela! 

—  Blondes? 

—  C'est  cela  ! 

—  Qui  jouent  dans  un  jardin? 


SOMNAMBULE.  201 

—  C'est   possible!...  ma  foi,   Messieurs, 
c'est  à  confondre! 

—  Ah  !  mais. . .  ah  !  mais. . . 

—  Eh  bien?  mes  deux  petites  filles,  ne 
les  trouvez-vous  pas  jolies? 

—  Si,  si,  très-jolies,  mais... 

—  Mais  quoi? 

—  Que  c'est  drôle  !  que  c'est  drôle  ! 

—  Qu'est-ce  qui  est  drôle? 

—  Le  monde. 

— Vous  n'êtes  donc  plus  à  mes  petites  fi  lies? 

—  Si,  j'y  suis;  mais  c'est  vous  qui  n'êtes 
pas  à  ce  que  je  vois. 

—  Eh  !  que  voyez-vous? 

—  Cela  ne  peut  pas  se  dire. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que...  parce  que...  n'est-ce  pas 
qu'elles  ne  vous  ressemblent  point? 


202  LA    M1NGT    ET    UISIÈME 

—  Cela  est  vrai,  ni  l'une  ni  l'autre.  Mais 
ressemblent-elles  à  leur  mère? 

—  Non,  pas  plus  qu'à  vous. 

—  A  qui  donc  ressemblent-elles?  fait 
M.  de  Beaur.,  s'efforçant  de  rire,  mais  visi- 
blement soucieux  et  embarrassé. 

Mademoiselle  Adolphine  hésite,  sourit, 
puis,  prend  un  petit  air  boudeur  et  répond  : 

—  A  personne. 

—  Eh  bien!  Monsieur,  est-ce  cela?  s'é- 
crie M.  de  Goursac,  qui  ne  voit  en  cause 
que  la  lucidité  de  son  sujet, 

—  Quoi,  cela? 

—  Ce  que  vous  dit  mademoiselle. 

—  Eh  !  que  diable  voulez-vous  que  je  vous 
réponde?  fait  M.  de  Beaur.  en  regagnant  sa 
place  au  milieu  d'un  rire  général,  tandis  que 
Madame  de  K...  semble  rougir  pour  sa  fille. 


fcOMJNAMBULE.  203 

Le  Carpenlier  me  dit  alors  à  l'oreille  : 

—  Que  pensez-vous  de  cette  belle  enfant? 

—  Qu'elle  est  bien  spirituelle  pour  une 
ingénue. 

— Et  jolimentéveillée  pour  une  dormeuse. 

—  Convenez  que  si  le  magnétisme  n'est 
pas  vrai,  il  est  bien  amusant. 

—  Oui,  mais  convenez  aussi  que  s'il  était 
vrai,  il  serait  bien  dangereux. 

—  Ah!  pour  cela,  nous  sommes  d'ac- 
cord. Définitivement,  pensez-vous,  que  cette 
jeune  fille  soit  réellement  endormie? 

—  Je  vais  lâcher  de  m'en  assurer.  —  A 
mon  tour,  Mademoiselle,  dis-je  en  m'as- 
seyant  à  côté  de  Mademoiselle  de  K...,  et  en 
lui  prenant  la  main. 

—  Ah!  ah!...  fait-elle  en  tressaillant, 
vous  aussi  ! 


204  LA    VINGT    ET    UNIÈME 

—  Moi  aussi  ! 

—  Et  que  faut-il  vous  dire?  Avez-vous, 
comme  t  autre,  des  petites  filles  qui  ne  vous 
ressemblent  pas? 

—  Mais  tais-toi  donc  Adolphine ,  secrie 
Madame  de  K...,  oubliant  que  sa  fille  ne 
l'entend  plus. 

—  Non,  Mademoiselle,  je  n'ai  ni  fils  ni 
filles,  et  si  j'en  avais...  à  moins  qu'ils  n'aient 
votre  charmant  visage,  j'aimerais  assez  qu'ils 
me  ressemblassent. 

M.  de  Beaur.  s'agite  sur  sa  chaise  et  se 
mouche  avec  fracas. 
Je  continue  : 

—  Mademoiselle,  je  ne  crois  pas  au  ma- 
gnétisme. 

—  Je  le  sais. 

—  Je  suis  même  si  peu  porté  à  y  croire, 


SOMNAMBULE.  *205 

que,  malgré  toute  la  confiance  que  j'ai  en 
vous  (et  je  vous  supplie  d'excuser  ma  fran- 
chise), même  en  me  révélant  des  choses  que 
dans  l'ordre  naturel  vous  ne  devriez  pas  sa- 
voir, mais  qui  existent  actuellement,  vous 
auriez  peu  de  chances  de  me  convaincre. 

—  Comme  vous  faites  de  grandes  phrases  ! 
dit  Mademoiselle  de  K...,  d'un  petit  air  mo- 
queur qui  me  démonte.  Voulez-vous  que  je 
vous  dise  s'il  fera  beau  temps  demain  ? 

—  Dites,  ce  sera  quelque  chose. 

—  Il  pleuvra. 

—  Vous  en  êtes  sûre? 

—  Oui,  je  l'ai  vu  dans  l'almanach. 

—  Charmante  petite  folle!...  Vous  avez 
donc  autant  de  malice,  endormie  qu'éveil- 
lée? Voyons,  dites-moi  autre  chose. 

—  De  l'avenir? 


206  LA    VINGT   ET   UNIÈME 

—  Oui,  de  l'avenir. 

—  Mais  quelque  chose  d'agréable  ? 

—  Ah  !  je  vous  en  prie. 

—  Eh  bien,  attendez ce  soir... 

—  Oh  !  c'est  bien  près...  Tant  mieux,  je 
n'en  serai  que  plutôt  convaincu.  Ce  soir?... 

—  Oui,  ce  soir  et  même  avant  ce  soir 
vous  recevrez  la  visite  d'un  de  vos  amis. 

—  Mademoiselle ,  j'ai  tant  d'amis,  que 
cela  est  bien  vague. 

—  Attendez  donc...  la  visite  d'un  de  vos 
amis  que  vous  aimez  beaucoup. 

—  Ah!  ceci  devient  plus  précis. 

—  Et  que  vous  n'avez  pas  vu  depuis  très- 
longtemps. 

—  Depuis  combien  de  temps? 

—  Oh  !  depuis  des  années. 

— Vraiment!  maiscommentsenommet-il? 


SOMNAMBULE.  207 

Mademoiselle  Adolphine    semble   cher- 
cher un  instant  et  dit  : 

—  C'est  trop  difficile,  je  ne  le  vois  pas. 

—  Alors,  essayez  au  moins  de  me  décrire 
sa  personne.  Quel  est  son  âge? 

—  A  peu  près  le  vôtre. 

—  Est-il  petit  ou  grand  ? 

—  Ni  grand  ni  petit. 

—  Après? 

—  Il  est  blond. 

—  Après? 

—  Pâle. 

V 

—  Après? 

—  Oh  !  comme  vous  êtes  exigeant  ! 

—  Soupçonnez-vous  que  cela  peut  être  Le 
Carpentier? 

—  Auguste  X.,  si  cela  est  quelqu'un. 

—  Voyez-vous  son  caractère?  dis-je  en 


208  LA.    VINGT    ET    UJNlÈME 

m'adressant  de  nouveau  à  la  somnambule. 

—  Oui,  c'est  un  beau  caractère  :  géné- 
reux, franc,  loyal,  sans  détour. 

—  Oh  !  alors,  ce  n'est  pas  X... 

—  C'est  un  fashionable  ,  ajoute  en  riant 
notre  aimable  lutin,  il  a  un  lorgnon  et  des 
bottes  vernies. 

—  Diable  !  je  ne  me  savais  pas  d'amis  aussi 
brillants. 

—  J\Teserait-cepasLat..?faitLeCarpenlier. 

—  Est-il  très-gourmand?  dis-je  à  la  som- 
nambule. 

—  Gourmand?...  Mais  non  ,  répond- elle 
du  plus  grand  sérieux  et  après  avoir  réfléchi 
une  demi-minute. 

—  Allons,  ce  n'est  encore  pas  Lat... 
Voilà  d'ailleurs,  il  faut  en  convenir,  un  si- 
gnalement assez  complet  :  taille  moyenne, 


SOMNAMBULE.  209 

vingt-cinq  ans,  cheveux  blonds,  visage 
pâle,  mise  élégante,  un  lorgnon  et  des  bot- 
tes vernies.  A-t-il  de  l'esprit? 

—  Beaucoup,  beaucoup,  beaucoup. 

—  Décidément  mon  ami  est  un  homme 
accompli.  Le  grand  malheur  est  qu'à 
l'exception  de  vous,  Edouard,  je  ne  m'en 
connais  point  de  semblable. 

—  Vous  êtes  bien  bon,  mon  cher,  mais  je 
suis  gourmand,  et  je  n'ai  pas  de  lorgnon. 
Puis  d'ailleurs...  me  voici. 

—  Mademoiselle,  je  vous  remercie,  dis-je 
à  la  somnambule,  en  lui  baisant  la  main. 

—  Ah  !  vous  me  magnétisez...  fait-elle  en 
retirant  vivement  sa  main...  je  suis  fatiguée, 
qu'on  m'éveille. 

Tout  en  se  rendant  avec  empressement  à 
i.  14 


210  LA    VIJNGT   ET    UNIEME 

l'invitation  de  sa  somnambule,  M.  de  Gour- 
sac  dont  l'éloquence  comprimée,  depuis  un 
quart  d'heure,  n'attendait  qu'un  prétexte 
pour  faire  explosion,  se  prit  à  disserter  ex 
professo  sur  la  nécessité  pour  les  magnéti- 
seurs de  se  conformer  ponctuellement  et  en 
toute  occasion  aux  désirs  de  leurs  sujets. 

Au  bout  de  deux  ou  trois  minutes  de  passes 
transversales,  mademoiselle  de  K...  ouvrit 
les  yeux. 

—  Où  suis-je?  dit-elle...  Maman,...  où 
es-tu?..  Ah  !  te  voilà...  Eh!  mais...  on  m'a- 
vait donc  endormie?...  etc. 

Madame  de  K...  embrassa  sa  fille  avec 
une  tendre  effusion;  puis  M.  de  Goursac, 
reprenant  la  parole,  résuma  (pour  me  ser- 
vir de  son  expression)  les  phénomènes  dont 
nous  venions  d'être  témoins,  le  tout  à  la  plus 


SOMNAMBULE.  211 

grande  gloire  de  Mesmer  et  surtout  à  la 
sienne. 

Enfin  ma  société  prit  congé  de  moi,  en 
me  faisant  promettre,  dans  le  cas  où  la 
prophétie  se  réaliserait,  de  l'en  informer  au 
plus  vite 

Une  demi-heure  plus  tard,  à  l'instant  où 
j'allais  me  mettre  à  table,  on  m'annonça 
qu'un  étranger  de  bonnes  manières,  et  se 
disant  de  mes  amis,  demandait  à  me  parler 
et  m'attendait  au  salon. 

J'accours;  le  cœur  me  bat.  Le  visiteur  est 
un  jeune  homme  blond,  pâle;  il  porte  un 
lorgnon  et  des  chaussures  vernies;  enfin  son 
visage  annonce  vingt-cinq  ans.  Rien  de  plus 
exact  que  le  portrait  qu'en  a  fait  la  somnam- 
bule. Tout  le  malheur  est  que  ce  jeune 


212         LA    VINGT   ET    UNIÈME    SOMNAMBULE. 

homme  n'est  pas  de  mes  amis  car  je  suis 
forcé  de  m'avouer  que  son  visage  m'est  tota- 
lement inconnu. 


VII 


JACQUES    ALBIN. 


VII 


Jacques   Albin. 


L'étranger,  qui  s'était  assis  pour  parcou- 
rir un  journal  en  m'attendant,  se  leva  lors- 
que j'entrai,  et  vint  à  moi  les  bras  ouverts 
comme  pour  m'embrasser. 

—  Eh  bien,  dit-il,  me  reconnais-tu? 

Ce   ton    familier   ne    faisant   qu'ajouter 


216  JACQUES   ALBIN. 

à  ma  surprise,  je  répondis  en  balbutiant: 

—  Mais  non,  monsieur...  je  ne  te  recon- 
nais pas. 

—  Oh!  monsieur!...  fit  le  visiteur  en  écla- 
tant de  rire;  regarde-moi  donc  bien. 

—  Je  vous  regarde  de  tous  mes  yeux. 
Enfin  Jacques  Albin,  car  c'était  lui,  était 

tellement  changé  dans  sa  mise,  dans  ses  ma- 
nières, jusque  dans  ses  moindres  gestes,  que 
même  lorsqu'il  se  fut  nommé  je  ne  le  recon- 
naissais pas  encore. 

—  Ah!  mon  ami,  lui  dis— je  en  le  ser- 
rant dans  mes  bras,  je  t'embrasse  de  con- 
fiance... 

—  Je  m'attendais,  répliqua— t-il,  à  jouir 
de  ton  étonnement.  Oui,  j'ai  dépouillé  le  vieil 
habit  avec  le  vieil  homme.  Mais  si  tu  pou- 
vais lire  dans  mon  cœur,  tu  verrais  à  son 


JACQUES    ALBIN.  217 

émotion  qu'il  n'est  pas  changé   pour  toi: 

—  Mon  pauvre  vieil  ami!  Mais  enfin, 
d'où  viens-tu?  de  la  Chine  ou  de  Tom- 
bouctou  ? 

—  Moi!...  je  viens  de  la  rue  Louis-le- 
Grand,  où  je  demeure  depuis  deux  ans. 

—  Quoi!  depuis  deux  ans  lu  es  à  Pa- 
ris? 

—  Depuis  bien  plus  longtemps. 

—  Et  nous  ne  nous  sommes  jamais  ren- 
contrés! 

—  Il  est  vrai  que  c'est  étrange  ;  mais  Pa- 
ris est  si  grand!... 

—  Et  qu'y  fais-tu? 

—  De  la  médecine;  c'est  même  un  de 
nos  confrères  qui  m'a  enseigné  ta  demeure. 

—  Ah  !  je  lui  en  sais  gré.  Mais  tu  t'es  donc 
réconcilié  avec  notre  profession? 


218  JACQUES    ALBIN. 

—  A  peu  près.  Depuis  que  j'ai  lu  et  mé- 
dité cette  proposition  de  Jamblique  :  la  mé- 
decine est  fille  des  songes 

—  Que  dis-tu  là,  grand  Dieu!  serais-tu 
magnétiseur? 

—  Van  Helmont  l'était  bien. 

—  Oh!  alors,  c'est  le  ciel  qui  t'envoie, 
car  tu  vas  m'éclairer.  Que  je  suis  heureux  de 
te  revoir!  Me  donnes-tu  la  soirée? 

—  Tout  entière,  si  tu  es  libre. 

—  Je  le  suis  toujours  pour  mes  amis.  C'est 
donc  convenu,  nous  dînons  ensemble.  Mais 
avant  tout,  et  pour  que  je  n'aie  rien  dans 
Tesprit  qui  m'empêche  d'être  tout  entier  au 
plaisir  de  le  revoir,  éclaircissons  un  point  qui 
m'intéresse  à  l'extrême.  Connais-tu  mes- 
dames de  K...? 

—  Je  les  connais  un  peu. 


JACQUES    ALBIN.  219 

—  Tant  pis  !  mille  fois  tant  pis! 

—  Eh!  pourquoi  donc  tant  pis?  ces 
dames  sont  très-aimables. 

—  Oui,  mais  si  tu  n'eusses  jamais  entendu 
parler  d'elles,  j'avais  une  conviction. 

—  Mon  ami,  tu  es  plus  obscur  qu'un  traité 
d'hermétique. 

—  Je  m'expliquerai  bientôt.  Ainsi  tu  es 
sûr  qu'elles  te  connaissent? 

—  Oui,  pour  m'avoir  deux  ou  trois  fois 
rencontré  dans  le  monde. 

—  C'est  bien  assez,  c'est  trop  ! 

Et  mon  ami,  cela  se  conçoit,  me  regar- 
dait avec  un  indicible  étonnement. 

Je  n'en  poursuivis  pas  moins  mon  inter- 
rogatoire : 

—  As-tu  dit  à  ces  dames  que  tu  te  pro- 
posais de  venir  chez  moi? 


220  JACQUES    ALBIN. 

—  Quelle  idée!  Je  n'ai  pas  vu  mesdames 
de  K...  depuis  six  semaines  au  moins. 

—  L'as-tu  dit  à  quelqu'un  de  leur  con- 
naissance ? 

—  Je  ne  l'ai  dit  qu'à  une  seule  personne. 

—  Qui  connaît  ces  dames? 

—  Ma  foi...  je  n'en  sais  rien.  Mais  au 
nom  du  ciel  !  pourquoi  ces  questions? 

—  Ah  !  mon  ami,  lu  viens  de  me  confir- 
mer dans  la  pensée  qu'on  ne  fait  plus  de 
miracles,  et  que  vraisemblablement  on  n'en 
a  jamais  fait  que  pour  les  sots.  Figure-toi 
qu'il  y  a  une  heure  à  peine,  une  moderne 
pythie  me  prédisait  que  j'allais  te  revoir  et  te 
revoir  tel  que  te  voilà.  Cette  prédiction  en  se 
réalisant  me  semblait  impliquer,  en  dépit  du 
sens  commun,  une  notion  réelle  de  l'avenir. 
Puis  mon  imagination,  courant  la  poste,  en 


JACQUES    ALBIN.  221 

induisait  follement  toute  l'histoire  des  ora- 
cles et  ne  s'arrêlait  même  pas  aux  prophé- 
ties sacrées.  Mais  à  présent  tout  s'explique. 
Ma  pythonisse  te  connaissait,  elle  a  pu  savoir 
ton  intention  de  venir  me  voir.  Dès  lors, 
adieu  le  prestige  ;  la  certitude  s'en  va  et  c'est 
à  peine  s'il  me  reste  le  doute. 

—  Oh!  que  du  moins  il  te  resle  explicite- 
ment, mon  ami  :  le  doute  est  l'opinion  du 
sage.  Mais,  par  ma  foi,  je  ne  m'attendais  pas 
à  l'honneur  d'être  prédit  comme  le  Messie. 
Je  vois  qu'il  s'agit  d'une  histoire  de  somnam- 
bule. Conte-la  moi;  je  suis  expert,  et  je  t'en 
dirai  mon  avis. 

Je  racontai  alors  à  mon  ami  tout  ce  qui 
s'était  passé  entre  M.  de  Goursac,  la  fille 
Dauruc,  mademoiselle  Adolphine,    M.  de 


222  JACQUES   ALBIN. 

Beaur. ,  etc.  La  mystification  de  ce  dernier  fit 
beaucoup  rire  Albin. 

—  Pour  celui-là,  dit-il,  je  suis  content  de 
sa  mésaventure.  Je  l'ai  vu  un  jour  si  arro- 
gant, si  impertinent  et  si  plat,  qu'il  mériterait 
que  ta  somnambule  lui  eût  dit  la  vérité.  Mais 
maintenant  raisonnons.  Ce  qui  s'est  passé 
tantôt  chez  loi  ne  me  surprend  pas  du  tout  : 
dans  la  plupart  de  nos  expériences  l'erreur, 
sinon  le  mensonge,  se  mêle  à  la  vérité,  et 
ce  mélange,  presque  inévitable,  est  le  côté 
faible  du  magnétisme.  Cependant,  même 
dans  les  expériences  manquées,  c'est-à-dire 
lorsque  tout  semble  faux,  invraisemblable, 
impossible ,  il  peut  encore  se  rencontrer 
quelque  fait  de  bon  aloi;  si  bien  que  tout 
rejeter  sans  examen  est  ou  d'un  homme  pré- 


JACQUES    ALBIN.  223 

venu  ou  d'un  mauvais  observateur.  Prenons 
pour  exemple  ce  que  tu  viens  de  voir.  Le 
baron  de  Goursac  est  un  illuminé,  sincère, 
je  n'en  doute  pas,  mais  dénué  d'esprit,  de 
discernement,  de  sens  commun,  je  t'accorde 
ce  premier  point.  La  fillec  Dauru  est  une 
misérable;  je  l'ai  vue  l'année  dernière  :  elle 
dort  et  voilà  tout.  Peut-être,  dans  le  prin- 
cipe, était-elle  douée  réellement  de  ce  que 
nous  appelons  la  lucidité.  Mais  si  elle  eut  ja- 
mais cette  faculté,  il  y  a  longtemps  qu'elle 
l'a  perdue,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  con- 
tinuer son  métier  parce  qu'il  lui  rapporte  un 
peu  d'argent.  C'est  là  l'histoire  en  abrégé  de 
la  bonne  moitié  des  somnambules.  A  pré- 
sent, à  cette  fille  Dauruc,  que  je  te  sacrifie 
sans  merci,  comme  tu  le  vois,   oseras-tu 
comparer  mademoiselle  Adolphine?  Con- 


224  JACQUES   ALBIN. 

viens  d'abord  que,  physiquement,  elles  ne 
se  ressemblent  guère. 

— Ah!  pas  du  tout,  j'en  demeure  d'accord. 
Mademoiselle  Adolphine  est  ravissante.  Je  n'ai 
jamais  vu  de  plus  jolie  figure. 

—  Oh!  oh!  fiten  riant  mon  ami,  jevoisque 
j'aurai  peu  de  peine  à  te  la  faire  absoudre.  Eh 
bien,  puisque  tu  lui  trouves  tant  de  qualités 
aimables,  comment  admettre  qu'avec  de  si 
grands  moyens  de  plaire  sans  artifice,  celle 
jeune  personne,  bien  née,  bien  élevée,  jusqu'à 
présent  irréprochable,  s'en  vienne  niaisement 
jouer  un  rôle  indigne,  j'allais  dire  un  rôle 
ignoble  dans  une  farce  ridicule?  Mais  ce  n'est 
pas  tout  encore.  Considère  l'invraisemblance 
de  la  fourberie  que  tu  lui  prêtes!  Quelles  sup- 
positions ne  faut-il  pas  faire  pour  arriver  à 
conclure  raisonnablement  que  mademoiselle 


JACQUES   ALBIN.  "225 

de  K...  qui  me  connaît  à  peine,  qui  ne  sait 
peut-être  pas  mon  nom,  qui  n'aurait  pu  ap- 
prendre que  par  un  hasard  inouï  mon  inten- 
tion de  venir  chez  toi...  Ah!  mon  ami,  mais 
c'est  absurde. 

—  Eh  bien,  franchement,  je  n'en  suis  pas 
fâché. 

Albin  sourit  et  me  répliqua  : 

—  C'est  une  si  charmante  personne  que 
mademoiselle  de  K. . .  ! 

L'heure  était  venue  de  nous  mettre  à  table. 
Je  ne  dinai  jamais  plus  gaiement.  Jacques  me 
conta  une  partie  des  aventures  qui  lui  étaient 
arrivées  depuis  notre  séparation,  et  je  lui  con- 
tai les  miennes.  Puis  la  conversation  revint  au 
magnétisme.  Comme  je  me  rappelai  les  ex- 
périences dont  j'avais  été  témoin  à  Montpel- 
lier, j'en  fis  part  à  mon  ami.  Mais  Jacques,  à 
i.  15 


226  JACQUES    ALBIN. 

ma  grande  surprise  en  savait  déjà  tous  les 
détails. 

—  Ah!  pour  le  coup,  m'écriai-je,  voici  qui 
m'étonne  encore  plus  que  la  prophétie  de  ma- 
demoiselle de  K...;  de  qui  donc  tiens-tu  tout 
cela? 

—  De  Bonnin  lui-même,  répliqua  Jacques. 

—  Bah!  tu  connais  Bonnin? 

—  Comme  le  quartier  que  j'habite. 

—  Mais  comment  l'as-tu  rencontré? 

—  Mais  comment  ne  l'as-tu  pas  rencontré 
toi-même? 

—  Il  demeure  à  Paris? 

—  Sans  doute,  depuis  des  années. 

—  Et  qu'y  fait-il,  Dieu  tout-puissant? 

—  Il  magnétise  pour  vivre. 

—  Et  meurt  de  faim,  bien  entendu? 

—  Hélas!  oui...  mais  très-dignement. 


JACQUES    ALBIN.  227 

—  Oh!  pour  cela,  je  n'en  doute  pas;  Bon- 
nin  fait  dignement  tout  ce  qu'il  fait .  Etes-vous 
encore  en  relation? 

—  Nécessairement,  en  qualité  de  co-reli- 
gionnaires. 

—  En  vérité,  je  ne  vois  que  des  prodi- 
ges. 

—  Et  tu  prétends  qu'on  n'en  fait  plus. 
Mais  il  n'y  en  a  point  ici  :  Bonnin  était  à  Mont- 
pellier et  Bonnin  est  à  Paris  ;  les  grands  hom- 
mes sont  cosmopolites.  Je  te  l'amènerai  quand 
tu  voudras.  Au  surplus,  viens  me  voir  demain 
et  lu  trouveras  chez  moi  une  autre  de  tes  vieil- 
les connaissances  dont  la  présence,  j'en  suis 
certain,  te  surprendra  bien  davantage. 

—  Qui  donc? 

—  Je  te  le  donne  en  mille. 

—  Mademoiselle  Aimée  Désormes? 


228  JACQUES    ALBIN. 

—  Qui  te  l'a  dil?  fit  Albin  en  se  levant  stu- 
péfait. 

—  Oh!  personne,  apparemment. 

—  Alors  tu  es  doué  de  seconde  vue  et  je  te 
tiens  pour  infiniment  plus  lucide  que  Stépha- 
nie Dauruc.  Oui,  mademoiselle  Aimée  Dé- 
sormes,  ou  plutôt  madame  Graffeild  est  ici. 

—  Miséricorde!  Et  son  mari? 

—  11  est  mort,  grâce  à  Dieu! 

—  Grâce  à  Dieu?...  Il  me  semble  que  pour 
l'instant  tu  es  moins  moral  qu'égoïste. 

—  Non,  tu  ne  me  comprends  pas.  Ce  Graf- 
feild était  un  monstre  qui  maltraitait  sa  femme 
et  qui  l'eût  fait  mourir  à  la  peine  s'il  ne  fût 
mort  lui-même.  Pour  tout  héritage  il  lui  a 
laissé  des  dettes  et  un  enfant  posthume, dont 
je  suis  le  parrain. 

—  C'est  édifiant.  Et  elle  demeure  chez  toi? 


JACQUES    ALBIN.  229 

—  Non,  mais  elle  y  vient  souvent. 

—  Fait-elle  comme  Bonnin,  vit-elle  aussi 
du  magnétisme? 

—  Eh!  justement,  mon  cher,  j'en  ai  fait 
une  somnambule. 

—  Sans  parler  de  ce  que  lu  en  as  fait  encore? 

—  C'est  ce  qui  te  trompe,  mon  ami ,  je 
n'en  ai  rien  fait  de  plus. 

—  Et  pourtant  tu  l'aimes  toujours? 

—  Oui...,  de  bonne  amitié. 

—  C'est  bien  ainsi  que  je  l'entends,  car  un 
amour  de  sept  ans  de  date...  mais  enfin?... 

— Non,  mille  fois,nop.J'aijuréd'être  fidèle. 

—  Toi,  fidèle!...  à  qui  donc? 

—  A  une  fée... 

—  Ah  !  ceci  me  ferme  la  bouche.  C'est  le 
lot  des  fées  de  faire  des  miracles.  Mais  déci- 
dément, mon  cher  Albin,  je  vois  que  tu  tour- 


230  JACQUES   ALBIN. 

nés  au  fantastique.  Et  pour  te  dire  la  vérité 
cela  m'étonne  moins  que  le  reste,  car,  en  l'exa- 
minant de  la  tête  aux  pieds,  en  te  voyantboire 
de  l'eau  rougie  et  refuser  même  du  Madère, 
je  pensais  tout  à  l'heure  que  la  baguette  d'une 
fée  pouvait  seule  avoir  opéré  en  toi  une  pa- 
reille métamorphose.  Enfin,  cette  fée...  est- 
elle  ta  femme  ou  celle  d'un  autre? 

—  Ni  celle  d'un  autre  ni  la  mienne. 

—  A  la  bonne  heure,  elle  sait  son  devoir, 
car  je  crois  que  les  fées  ne  se  marient  pas. 

—  La  mienne  eut  autrefois  la  folie  de 
l'oublier.  Tu  sauras  cela  en  temps  et  lieu; 
mais  à  propos  de  mariage,  c'est  ce  maître  fou 
de  Bonnin  qui  l'a  échappé  belle. 

—  Comment  donc?... 

—  C'est  toute  une  histoire.  Mais  pour 
que  tu  sois  en  état  de  la  comprendre  il  faut 


JACQUES   ALBIN.  231 

que  je  te  mette  en  quelques  mots  au  courant 
de  ma  théorie  magnétique. 

— Qu'est-ce  à  dire?  le  magnétisme  est  pour 
quelque  chose  dans  ce  mariage  manqué! 

—  Il  y  est  pour  tout  et  cela  devait  être. 
Bonnin  ne  procède  jamais  qu'au  nom  du  ma- 
gnétisme. 

—  J'ai  toujours  pensé  que  ce  garçon-là  ne 
finirait  ses  jours  qu'à  Bicêtre. 


VIII 

LES  AMOURS  DE  BONNIN. 


VIII 


Les  amours  de  Boiinin< 


Comme   nous  avions  fini  de  dîner ,  je 
demandai  à  mon  ami  s'il  prenait  du  café. 

—  Jamais,  dit-il,  et  toi? 

—  Moi  !  il  m'agite  à  me  rendre  fou. 

—  T'es-tu  quelquefois  demandé  pourquoi? 

—  Parbleu  !  qui  ne  sait  que  le  café  est 


236  LES    AMOURS 

pour  les  personnes  nerveuses  un  excitant 
très-énergique! 

—  La  belle  réponse  !  pourquoi  l'opium 

fait-il  dormir?  Quia  opium  facit  dormir e... 
c'est  la  chanson  de  M.  de  la  Palisse. 

—  Eh!  les  médecins  n'en  chantent  pas 
d'autre. 

—  Parce  que ,  comme  le  dit  Cléanthis 
à  Sosie  :  «les  médecins  sont  des  bêtes.»  — 
Fumes-tu? 

—  Quand  j'ai  de  bons  cigares. 

—  Oh  !  alors,  tu  fumeras  ce  soir,  car  voici, 
je  te  le  certifie,  ce  qui  se  fait  de  mieux  à  la 
Havane. 

Et  Jacques  tira  de  sa  poche  un  étui  d'é- 
caille,  renfermant  de  véritables  primera 
dont  nous  allumâmes  chacun  un. 

—  A  présent,  dit-il,  écoute-moi  : 


DE    BONNIN.  237 

Ce  qui  nous  agite  dans  le  café,  c'est  son 
arôme,  c'est-à-dire  une  essence.  Toute  es- 
sence est,  comme  tu  le  sais,  une  matière 
très-volatile,  mais  qui  ne  doit  sa  volatilité 
qu'à  l'électricité  qu'elle  contient.  Le  café  ou 
plutôt  toutes  les  essences  (car  toutes  sont 
excitantes)  ne  nous  agitent  donc  qu'en 
ajoutant  subitement  à  l'électricité  naturelle 
qui  circule  dans  nos  nerfs,  une  grande  quan- 
tité du  même  fluide  (1).  Il  y  a  alors  en  nous 
excédant  de  vie,  parce  qu'il  y  a  excès  de 
principe  vital. 

Mais  si  tu  n'as  pas  complètement  oublié 
ta  physique,  tu  te  souviendras  qu'il  existe 
deux    espèces     d'électricité ,   l'une    qu'on 

(1)  Tous  les  poisons  qui  exercent  spécialement  leur  action  sur 
le  système  nerveux ,  sont  essentiellement  sublimables  ou  vola- 
tils ;  tels  sont  Y  acide  prussique,  Yarsenic,  Yantimoine,  le  mer- 
cure, les  composés  de  ces  métaux,  etc.,  etc.  Voyez  le  Magné- 
tisme animal  expliqué,  XIe  leçon. 


238  LES   AMOURS 

nomme  positive ,  et  l'autre  négative.  Ces 
deux  principes  se  recherchent,  s'attirent,  et 
se  neutralisent  dès  l'instant  qu'ils  se  rencon- 
trent. Voilà  pourquoi  l'opium  qui,  probable- 
ment, contient  une  électricité  de  nature 
opposée  à  celle  du  café,  est  l'antidote  de  ce- 
lui-ci, et  réciproquement. 

Mais  ce  qui  se  passe  entre  les  corps  iner- 
tes se  passe  aussi  entre  les  hommes  :  il  y  a 
des  hommes  électro-positifs  et  des  hommes 
électro-négatifs.  Ceux-ci  éprouvent  vers 
ceux-là  un  entraînement  involontaire, tandis 
que  les  premiers  comme  les  derniers  se  re- 
poussent entre  eux. 

Dans  l'ordre  habituel,  ces  attractions  et 
ces  répulsions  sont  purement  morales,  le 
plus  souvent  très-vagues  et  ne  se  prononcent 
qu'à  l'occasion  des  rapprochements  forcés. 


DE   BONNIN.  239 

Que  de  femmes  détestent,  leur  mari  et  qui 
n'éprouveraient  pour  lui  que  de  l'indifféren- 
ce, s'il  n'était  pas  leur  mari  ! 

Ce  serait  donc  un  grand  bonheur  pour 
l'humanité,  s'il  existait  quelque  moyen  de 
prévenir  ces  unions  mal  assorties,  et  de  dé- 
montrer, avant  leur  consommation,  que  la 
nature  les  réprouve. 

Or,  il  me  sembla  que  le  magnétisme  était 
en  pareils  cas  une  sorte  de  pierre  de  tou- 
che. 

L'attraction  morale,  disais-je  un  jour  à 
Bonnin,  coïncide  constamment  avec  l'at- 
traction physique,  de  telle  sorte  que  si  celle- 
ci  se  manifeste,  on  peut  se  tenir  pour  sûr  de 
l'existence  de  l'autre. 

Ce  principe  admis,  tout  homme  qui  veut 
se  fixer  sur  les  propensions  intimes  de  sa 


240  LES   AMOURS 

fiancée  à  son  égard,  n'a  qu'à  la  magnétiser. 
En  moins  de  \ingi  passes,  il  connaît  son  sort. 
S'il  attire,  qu'il  épouse;  mais  dans  le  cas 
contraire,  qu'il  n'épouse  point,  car  l'incom- 
patibilité est  incontestable. 

—  Oh  !  quel  plaisant  sophisme  !  m'écriai- 
je  en  pouffant  de  rire. 

—  Je  ne  te  le  donne  point  pour  autre 
chose;  mais  il  fallait  qu'il  fût  bien  spécieux 
pour  notre  ami  Bonnin,  car  tu  vas  voir  ce 
qu'il  en  fit. 

—  Je  le  devine! 

—  Pas  tout  à  fait,  car  en  certaines  matiè- 
res d'extravagances  Bonnin  dépasse  toujours 
tout  ce  qu'on  peut  imaginer. 

Ce  brave  garçon,  l'année  dernière,  magné- 
tisait une  petite  malade  qu'il  espérait  guérir, 
mais  qu'il  ne  guérit  point.  Elle  n'était  qu'épi- 


DE    BONNIN.  24 l 

leptique,  il  la  rendit  idiote.  Cette  petite  fille 
avait  deux  sœurs,  Tune  nommée  Cécilia,  l'au- 
tre Julie.  La  première  avait  vingt  ans,  l'autre 
en  avait  dix-huit.  Toutes  deux  étaient  jolies 
et  ne  manquaient  pas  d'agréments.  Il  n'est 
donc  pas  étonnant,  si,  en  les  voyant  tous  les 
jours,  Bonnin  tarda  peu  à  s'éprendre  d'une 
de  ces  jeunes  filles,  qui,  d'ailleurs,  vivaient 
dans  la  retraite  et  ne  voyaient  guère  d'autre 
homme  que  lui. 

S'il  avait  eu  l'esprit  de  s'attacher  à  l'aînée, 
son  affaire  était  certaine;  mais  Bonnin  ne  fait 
quedes  gaucheries:  ce  fut  la  cadettequ'il  aima. 
Ce  n'est  point,  au  reste,  que  le  préjugé  de  ma- 
rierl'aînéeavant  les  autres  fût  inexorable  dans 
la  famille  :  les  difficultés  devaient  venir  d'ail- 
leurs :  ce  fut  Bonnin  lui-même  qui  se  les 

suscita. 

i.  16 


242  LES    AMOURS 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  jeune  personne  répon- 
dait à  sa  flamme. 

—  A  la  flamme  de  Bonnin  ! 

—  J'ai  vu  les  lettres,  car  l'ingénue  répon- 
dait par  écrit. 

—  Que  dis-tu  là,  grand  Dieu!  Bonnin 
devenu  FaublasL.  Alors,  je  crois  à  tout,  à 
l'absurde,  à  l'impossible,  je  crois  au  ma- 
gnétisme ! 

—  Tu  en  viendras  là,  je  l'espère  bien,  mais 
laisse-moi  continuer: 

Chargé  par  notre  ami  de  prendre  indirecte- 
ment des  informations  sur  la  famille  de  Julie, 
sur  sa  fortune,  ses  prétentions  et,  au  besoin, 
ses  intentions  si  Bonnin  se  déclarait,  je  m'ac- 
quittai du  mieux  que  je  le  pus  de  celte  mission 
délicate. Les  résultats  démon  enquête  furent 
très-satisfaisants.   Mademoiselle  Julie  avait 


DE   BOKjXIJN".  243 

50,000  fr.  de  dot  et  ce  que,  par  une  horrible 
antiphrase,  l'on  nomme  des  espérances.  Bon- 
nin  plaisait  au  père,  et  la  belle-mère  (car  c'é- 
tait une  belle-mère)  ne  demandait  pas  mieux, 
comme  c'est  d'usage,  que  de  se  débarrasser 
le  plus  vite  possible  des  filles  de  son  mari. 

Quand  j'annonçai  cela  à  notre  ami,  il  se 
mit  à  sauler  de  joie  et  à  faire  de  telles  gam- 
bades, qu'avec  ses  longues  jambes  déchar- 
nées il  me  rappelait  Don  Quichotte,  imitant 
sur  la  montagne  noire  les  folies  du  Beau  Té- 
nébreux. 

Puis,  quand  il  se  fut  un  peu  remis  de  son 
extravagante  hilarité,  nous  causâmes,  et  ce 
fut  ce  soir-là  que  je  lui  exposai  ma  théorie. 
Quel  disciple  !  mon  ami,  et  comme  il  m'é- 
coutait!  Platon  n'eût  pas  recueilli  plus  reli- 
gieusement les  maximes  de  Socrate. 


244  LES    AMOURS 

Lorsque  j'eus  fini  de  parler,  il  était  tout 
rêveur. 

—  Qu'avez-vous?  lui  demandai-je. 

—  Je  vous  admire,  répondit-il. 

Nous  nous  quittâmes  vers  les  onze  heures 
et  je  ne  le  revis  que  trois  jours  après  Mais 
il  était  alors  au  désespoir,  car  voici  ce  qui 
s'était  passé  : 

Dès  le  lendemain  de  notre  précédente  en- 
trevue, Bonnin,  encore  tout  exalté  de  mes 
nouveaux  préceptes,  ne  songeait  plus  qu'à 
éprouver  son  amour  au  creuset  de  mon  in- 
vention. Il  proposa  donc  à  sa  future  belle- 
mère  et  à  ses  deux  filles  de  les  magnétiser. 
Bien  que  personne,  à  moins  d'être  Satan, 
n'eût  deviné  sa  pensée,  il  croyait  devoir  agir 
de  ruse  ;  et  de  même  qu'à  certains  jeux  inno- 
cents,  on   accepte  la  corvée  d'embrasser 


DE    BONN IN.  245 

vingt  laids  visages,  pour  embrasser  celuiqu'on 
aime,  Bonnin  eût  magnétisé  jusqu'au  chien 
de  la  maison  pour  avoir  le  droit  de  magné- 
tiser  sa  Julie  sans  laisser  voir  son  intention. 

Il  commença  par  la  belle-mère,  qu'il  eut 
l'honneur  de  faire  bâiller,  mais  qui  n'é- 
prouva rien  de  plus. 

Après  elle  vint  Cécilia. 

Au  bout  de  quinze  à  vingt  passes,  la  jeune 
fille  soupire  et  s'assoupit.  Puis  elle  déclare 
qu'elle  éprouve  un  bien-être  extraordinaire, 
et  dans  lequel  elle  voudrait  rester  toujours. 
Enfin  sa  tête  s'incline,  ses  mains  s'élèvent  et 
suivent  celles  du  magnétiseur...  De  toute  évi- 
dence {'attraction  existe... 

—  Pauvre  Cécilia  !  pensait  l'honnête  Bon- 
nin, vous  aussi,  vous  m'eussiez  donc  ai- 
mé!  Ah!  si  jamais  je  deviens  veuf  et  que 


246  LES   AMOURS 

vous  soyez  libre  encore,  ce  sera  vous  que 
j'épouserai. 

Mademoiselle  Julie,  soit  qu'elle  eût  peur  de 
s'endormir  et  de  révéler  ses  petits  secrets, 
soit  qu'elle  eût  un  pressentiment  de  ce  qui 
devait  se  passer,  ne  se  soumit  pas  d'aussi 
bonne  grâce  qu'avait  fait  sa  sœur  aux  passes 
de  notre  ami.  Cependant,  comme,  malgré  les 
bonnes  raisons  qu'elle  avait  pour  s'y  refuser, 
elle  ne  pouvait  ou  plutôt  n'osait  en  allé- 
guer que  de  mauvaises,  force  lui  fut  de  céder 
aux  sollicitations  de  son  père  qui,  en  passant, 
par  la  bouche  de  sa  belle-mère,  devenaient 
tellement   impératives,   qu'il   n'aurait   tenu 
qu'à    la  pauvrette  d'y    voir  une   véritable 
sommation.  Elle  s'assit  donc  en  rougissant, 
et  l'expérience  commença. 

Ah!  malheureux  Bonnin  !  Quel  démon ja- 


DE    BONNIN.  247 

louxxle  ton  amour  te  poussait  donc  à  la  ten- 
ter ! 

Mademoiselle  Julie  n'est  pas  plutôt  en 
rapport  avec  son  magnétiseur,  qu'elle  tres- 
saille, se  rejette  en  arrière  et  laisse  paraître 
tous  les  signes  d'un  malaise  évident.  Cepen- 
dant Bonnin  insiste  :  il  est  heureux  de  tenir 
dans  ses  mains  ces  jolis  doigts  blancs  et  dé- 
licals,  qu'il  n'a  jamais  touchés  qu'à  la  déro- 
bée. Mais  plus  il  insiste  et  plus  le  mal  aug- 
mente. Enfin,  la  pauvre  enfant,  pleurant, 
n'en  pouvant  plus  et  demandant  en  grâce 
qu'on  cesse  de  la  magnétiser,  l'expérience 
en  reste  là. 

Quelque  incomplète  qu'elle  fût ,  cette 
malheureuse  expérience  n'était  encore  que 
trop  concluante  pour  notre  cher  Bonnin. 

—  J'étais  tellement  hors  de  moi,  me  di- 


248  LES   AMOURS 

sait-il.  tellement  désespéré,  que  je  sortis 
presque  sans  prendre  congé  de  personne,  et 
qu'au  lieu  de  rentrer  chez  moi  où  quelqu'un 
devait  m'altendre,  je  m'en  allai  machinale- 
ment jusqu'aux  Champs-Elysées. 

Il  paraît  néanmoins  que  le  grand  air  ren- 
dit un  peu  de  sens  (je  ne  dis  pas  de  bon  sens) 
à  notre  ami,  car,  rentré  chez  lui,  il  eut  le 
sangfroid  d'envisager  sa  situation  et  de  tirer 
gravement  de  ce  qui  s'était  passé  les  consé- 
quences suivantes  : 

1°  Il  est  certain  que  mademoiselle  Julie 
ne  m'aime  pas; 

2°  Il  n'est  pas  moins  certain  que  de  mon 
côté,  je....  ne  dois  pas  l'aimer. 

Or,  puisque  d'autre  part  il  m'est  prouvé 

que  Cécilia  a  du  penchant    pour  moi 

c'est  Cécilia  que  je  dois  épouser.  Donc  Ceci- 


DE    BONN IN.  249 

lia  sera  ma  femme  si  l'on  m'accorde  sa 
main. 

Ce  beau  raisonnement  fait,  Bonnin  tailla 
sa  plume  et  écrivit  au  père  une  lettre  élo- 
quente dans  laquelle  il  lui  demandait  sa  fille 
aînée  en  mariage. 

J'aime  à  croire  pour  sa  raison  que  s'il  se 
fût  donné  jusqu'au  lendemain  pour  réfléchir, 
cette  lettre  n'eût  pas  été  envoyée.  Mais  c'est 
justement  parce  qu'il  appréhendait  ce  re- 
tour sur  lui-même,  qu'il  s'empressa  de  la 
jeter  à  la  poste.  La  science  avait  parlé,  di- 
sait-il, et  Xinstinct  devait  obéir. 

Malheureusement,  l'instinct  n'est  pas  tou- 
jours docile.  Cette  fois,  en  se  révoltant,  il 
était  dans  son  droit;  mais  il  n'était  plus 
temps. 

Le  lendemain  (autre   sottise),   il  voulut 


250  LES    AMOURS 

s'en  dédire.  Il  eut  l'effronterie  d'aller  dire  au 
père  qu'en  lui  demandant  sa  fille,  il  s'était 
trompé  de  nom  !  ?sotre  homme  lui  rit  au  nez, 
c'était  bien  le  moins  qu'il  lui  dût.  Quant 
aux  deux  filles  ,  l'une  blessée  dans  son 
amour,  s'enfuit  quand  elle  le  vil  entrer,  et 
l'autre,  blessée  dans  son  amour-propre,  au- 
rait voulu  le  voir  honteusement  chassé. 

Et  voilà  comment  fini,  dit  Jacques  en 
jetant  au  feu  le  reste  de  son  cigare,  la  dé- 
plorable histoire  de  l'infortuné  Bonnin. 

Cette  anecdote  burlesque,  en  me  dévoi- 
lant une  face  nouvelle  du  caractère  de  mon 
ancien  camarade,  ne  fit  qu'ajouter  au  dé- 
sir que  je  me  sentais  de  le  revoir.  Aussi 
convînmes-nous  Albin  et  moi.  d'aller  le 
surprendre  au  premier  jour,  si  je  ne  le  ren- 
contrais dès  le  lendemain  chez  mon  ami. 


DE    BO^NIN.  251 

Puis  nous  reparlâmes  de  madame  Graf- 
feild,  dont  la  destinée  bizarre  m'intéres- 
sait, et  notre  conversation  se  fût  probable- 
ment prolongée  fort  avant  dans  la  nuit, 
si  un  domestique  n'était  venu  prier  Al- 
bin ,  au  nom  de  Madame  la  vicomtesse  de 
V.,  de  passer  immédiatement  chez  cette 
dame. 

—  Ah  !  mon  ami,  lui  dis-je  quand  le  do- 
mestique se  fut  retiré,  puisque  tu  affirmes 
n'avoir  confié  qu'à  une  seule  personne  ton 
intention  de  venir  me  voir,  c'est  incontesta- 
blement à  celle-ci  que  tu  l'as  dit. 

—  Oui,  mais,  en  sa  qualité  de  fée,  elle 
l'eût  deviné  sans  cela. 

—  Ah  !  vraiment  !  c'est  là  ta  fée...  une  vi- 
comtesse ! 

—  Pourquoi  pas? 


252  LES   AMOURS   DE   BONNO. 

—  Parce  qu'il  me  semble.  Monseigneur, 
que  vous  étiez  républicain. 

—  Je  le  suis  encore. 

—  Eh  bien?... 

—  Le  magnétisme  est  comme  l'amour  :  il 
n'a  point  de  préjugé. 


IX 


MADAME   GRAFFEtLD, 


IX 


Madame  GrafTeild. 


Le  lecteur  n'a  sans  doute  pas  oublié  dans 
quelles  circonstances  Albin  avait  quitté  l'A- 
frique au  mois  de  juillet  1834. 

Une  lettre  apportée  par  un  bateau  à  va- 
peur de  l'Etal,  lui  ayant  annoncé  que  sa 
mère  était  mourante,  il  avait  demandé  et 


256  MADAME   GRAFFEILD. 

obtenu  la  permission  de  s'embarquer  le  jour 
même  sur  un  autre  navire,  en  partance  pour 
Toulon.  Mais  nonobstant  cette  précipitation, 
le  temps  lui  fît  défaut.  Sa  mère  rendait  le 
dernier  soupir  le  soir  même  où  il  débarquait 
à  Toulon,  après  cinq  mortelles  journées  de 
quarantaine,  et  il  n'arriva  dans  son  village 
que  le  surlendemain  de  ses  funérailles. 

Ce  fut  pour  lui  un  coup  terrible,  car  une 
pensée  déchirante  vint  ajouter  à  sa  douleur. 

Il  s'imagina,  non  sans  quelque  raison, 
peut-être,  que  ses  dissipations  et  sa  vie  dis- 
solue, avaient  dû  causer  à  sa  mère  un  cha- 
grin capable  d'abréger  ses  jours.  Il  versa 
donc  des  larmes  de  remords.  Puis  il  fit  aux 
mânes  de  sa  mère,  le  serment  de  changer 
de  conduite. 

Après  avoir  passé  quinze  jours  à  Salins, 


MADAME    GRAFFEILD.  257 

chez  un  de  ses  oncles,  dont  les  mœurs  pa- 
triarcales retrempèrent  son  esprit  et  affer- 
mirent ses  projets  de  réforme,  il  donna 
définitivement  sa  démission  de  chirurgien 
militaire,  fit  payer  les  dettes  qu'il  avait 
laissées  en  Afrique,  et  partit  pour  Paris. 

Là,  il  reprit  sérieusement  ses  études  mé- 
dicales, suivit  assidûment  les  cours  et  les 
cliniques,  enfin,  se  fit  recevoir  docteur  au 
mois  de  juillet  1835. 

Plus  tard,  Jacques  nous  contera  lui-même 
la  suite  de  son  histoire. 

Je  tiens  quant  à  présent  à  faire  connaître 
les  infortunes  de  la  première  femme  qu'il 
aima. 

Et  d'abord  je  veux  qu'on  sache  que  le 
surnom  grotesque  de  Mémée  auquel  elle  ré- 
pondait, n'était  qu'une  corruption  mignarde 
i.  17 


258  MADAME   GRAFrEILD. 

du  nom  d'Aimée,  qu'elle  avait  reçu  de  sa 
marraine,  sur  les  fonts  baptismaux. 

Quelque  frivole  que  puisse  sembler  cette 
rectification,  je  ne  lacroispassans  importance. 
Dans  un  récit,  comme  dans  la  vie,  les 
noms  ont  une  valeur ,  et ,  peut-être  en- 
trent-ils, plus  qu'on  ne  le  suppose,  dans  la 
cause  de  nos  revers  ou  de  nos  prospérités. 
Des  souvenirs  qu'ils  éveillent,  ou  simple- 
ment de  leur  euphonie,  résulte  une  impres- 
sion qui,  dans  l'esprit  de  ceux  qui  les  enten- 
dent, devient  tout  d'abord  une  prévention  à 
l'égard  de  ceux  qui  les  portent. 

Quel  homme  se  nommant  Judas  a  jamais 
fait  son  chemin  dans  le  monde? 

Or,  un  nom  ridicule  est  presque  aussi 
fatal  qu'un  nom  maudit  :  que  les  mères  s'en 
souviennent  en  baptisant  leurs  enfants. 


MADAME   GRAFFEILD.  259 

Ce  n'est  donc  plus  Mémée,  mais  Aimée, 
que  je  nommerai  désormais  la  veuve  du 
brasseur  Graffeild. 

N'oublions  pas  qu'à  l'époque  où  nous 
sommes  (1839),  sept  années  se  sont  écoulées 
depuis  le  jour  où  je  l'ai  vue  pour  la  dernière 
fois  à  Besançon. 

Il  estdonc  temps  d'expliquer  l'énigme  de 
sa  disparition  subite  en  1832;  énigme  plutôt 
embrouillée  qu'éclaircie  par  la  nouvelle 
inopinée  de  son  mariage. 

On  se  rappelle  qu'Aimée  vivait  sous  la 
tutelle  d'un  vieux  militaire  retraité,  nommé 
Desormes.  Celui-ci  ayant  un  jour  à  faire  à 
sa  pupille  une  communication  importante, 
se  rendit  chez  elle,  où  il  ne  la  trouva  pas. 
Supposant  toutefois  que  la  jeune  fille,  rete- 
nue sans  doute  par  les  affaires  du  magasin, 


"260  MADAME    GRAFFEILD. 

tarderait  peu  à  rentrer,  il  prit  le  parti  de 
l'attendre.  En  conséquence,  il  se  fit  donner 
la  clef  de  la  mansarde  qu'elle  habitait  et  s'y 
installa. 

L'appartement  d'Aimée  était  plus  aéré 
que  spacieux.  Il  consistait  dans  une  seule 
pièce  au  quatrième,  avec  belle  vue  sur  les 
toits  des  maisons  voisines  qui,  pour  la  plu- 
part, n'avaient  que  trois  étages. 

On  pouvait  d'un  seul  coup  d'œil,  invento- 
rier tout  le  mobilier  de  la  jeune  fille.  11  se 
composait  d'un  petit  lit  à  rideaux  de  calicot 
blanc,  de  quelques  chaises  communes,  d'une 
armoire  en  noyer  et  d'un  petit  meuble, 
nommé,  je  crois,  chiffonnière;  meuble  dont 
la  désignation  explique  l'usage  habituel, 
mais  qui,  si  l'on  en  juge  par  la  présence 
d'une   bouteille  à  encre,   d'une  plume  et 


MADAME    GRAFFEILD.  261 

d'une  feuille  de  papier  fraîchement  écrite, 
laissée  sur  sa  tablette,  cumulait  pour  sa 
propriétaire  les  deux  emplois  de  table  à  ou- 
vrage et  de  table  à  écrire. 

Surpris  des  habitudes  littéraires  que  sa 
nièce  paraissait  avoir  contractées  dans  les 
fourrures,  Desormes,  après  avoir  laissé  pas- 
ser un  accès  d'asthme  que  lui  avait  causé 
l'ascension  des  quatre  étages,  s'empara  sans 
plus  de  façon,  du  manuscrit  que  le  hasard 
livrait  à  sa  discrétion  et  le  lut  :  c'était  son 
droit. 

Ce  manuscrit  était  une  lettre  inachevée  et 
sans  adresse.  J'ignore  d'ailleurs  dans  quels 
termes  cette  lettre  était  conçue  et  jusqu'à 
quel  point  il  était  possible  d'en  induire  la 
véritable  nature  des  relations  d'Aimée  avec 
Albin,  parti  la  veille  pour  son  village. 


262  MADAME   GRAFFEILD. 

Si  j'en  juge  par  mes  propres  souvenirs,  je 
dois  avouer  que  les  formes  hiéroglyphiques 
de  son  orthographe,  couvraient  parfois  d'un 
voile  épais  les  sentiments  de  la  jeune  fille. 
Au  surplus,  son  style  était  rarement  entaché 
de  familiarités  compromettantes.  A  l'inverse 
de  toute  autre  femme,  elle  avait  plus  d'a- 
bandon dans  ses  propos  que  dans  ses  lettres 
et  disait  sans  embarras  ce  qu'elle  n'eût  osé 
écrire. 

En  résumé,  si  le  fait  seul  de  sa  correspon- 
dance avec  un  jeune  homme  était  un  témoin 
irréfragable  de  sa  légèreté,  il  s'en  fallait  que 
lepître  obscure  échappée  à  sa  plume,  fût 
suffisante  pour  démontrer  la  consommation 
de  son  déshonneur. 

Aussi  Desormes  prit-il  le  parti  très-sage 
non-seulement  de  ne  rien  préjuger,  mais  en- 


MADAME   GRAFFEILD.  2G3 

core  de  ne  rien  approfondir.  Il  ploya  la  let- 
tre, la  mit  dans  sa  poche,  et,  sans  se  demander 
en  termes  trop  pressants  si  la  vertu  des  fian- 
cées faisait  ou  non  partie  de  leur  dot,  il  n'en 
persista  que  de  plus  belle  dans  l'intention  de 
marier  sa  pupille  au  plus  vite;  intention  qu'une 
circonstance  inopinée  avait  fait  naître  dans 
son  cerveau. 

Après  une  demi-heure  d'attente,  sa  nièce 
ne  venant  pas,  Desormes  descendit  de  la 
chambrette,  en  remit  la  clef  au  concierge 
et  rentra  chez  lui. 

'Aimée  n'y  vint  qu'à  cinq  heures,  c'est-à- 
dire  à  l'heure  à  laquelle  d'habitude  elle  se 
rendait  le  dimanche  chez  son  oncle  pour  dî- 
ner avec  lui. 

Le  bon  Desormes  l'accueillit  de  l'air  affec- 
tueux qu'il  avait  toujours  pour  elle.  Il  lui  prit 


264  MADAME    GRAFFEILD. 

les  mains,  la  baisa  au  front  et  sans  même  lui 
demander  ce  qui  l'avait  empêchée  de  venir 
plutôt,  il  l'introduisit  dans  sa  chambre,  où  il 
l'engagea  à  s'asseoir  auprès  du  feu  et  s'assit 
lui-même  à  côté  d'elle. 

Cependant  les  vieux  amis  deDesormes,  ceux 
qui  connaissaient  le  mieux  son  humeur,  ses 
manies  et  soncalme  accoutumé,  auraient  ai- 
sément deviné  que  quelque  grande  préoccu- 
pation l'obsédait,  tant  il  y  aurait  eu  pour  eux 
d'étrangeté  dans  la  façon  désordonnée  dont  il 
attisait  le  feu,  prenait  sa  prise,  et  époussetait 
les  genoux  de  son  pantalon  avec  les  manches 
de  son  habit.  De  temps  en  temps,  i!  ho- 
chait ia  tête  ou  faisait  une  petite  grimace 
comme  si  on  lui  eût  marché  sur  un  cor.  En- 
fin, il  se  mit  à  siffloter  à  la  manière  de  l'oncle 
Tobie,  dans  Tristram  Shandy,  une  sorte  de 


MADAME    GRAFFEILD.  265 

Lilla- Bullero  qui,  dans  les  grandes  occa- 
sions, servait  volon  tiers  d'exorde  à  ses  discours 
dont  une  quinte  de  toux  était  la  péroraison 
accoutumée. 

Cet  exorde  terminé,  il  s'exprima  ainsi  : 
—  II  est  fâcheux,  ma  nièce,  que  tes  occu- 
pationsne  t'aient  pas  permis  de  venir  me  voir 
un  peu  plus  tôt.  J'avais  à  causer  avec  toi  d'une 
grande  affaire  qui  te  concerne.  Au  surplus, 
comme  il  nous  reste  encore  une  demi-heure 
avant  dîner,  c'est  plus  de  temps  qu'il  ne  m'en 
faut  pour  l'expliquer  ce  dont  il  s'agit. 

Te  voilà,  Mémée,  dans  tes  dix-neuf  ans, 
et  moi  je  me  fais  vieux.  D'un  jour  à  l'autre,  je 
puis  mourir  el  te  laisser  seule  ou  à  peu  près 
dans  un  monde  qu'à  ton  âge  on  voit  tout  au- 
trement qu'il  n'est.  Je  le  crois  assez  raisonna- 
ble pour  faire  une  honnête  femme;  tu  ne  le 


266  MADAME    GRAFFEILD. 

serais  peut-être  pas  assez  pour  rester  une  hon- 
nête fille.  J'ai  donc  songé  à  l'établir. 

Tu  as  vu  ici  dimanche  dernier  M.  Vic- 
tor Graffeild...  Eh,  mon  Dieu!  ne  rougis  pas 
(la  pauvre  Aimée  était  pourpre).  Victor  est  un 
honnête  garçon  et  tout  à  fait  capable  de  ren- 
dre une  femme  heureuse.  Tu  sais,  de  plus, 
que  je  connais  sa  famille.  Il  est  le  fils  aîné 
d'Antoine  Graffeild,  un  des  amis  de  ton  père. 
Tu  lui  plais,  il  m'a  demandé  ta  main,  et  ma 
foi...  Eh  bien!  voilà  que  tu  pleures!  Et  pour- 
quoi donc  pleurer?  Est-ce  que  Victor  ne  te 
plaît  pas?  qu'as-tu  à  lui  reprocher?  là,  voyons, 
parle  franchement. 

—  Il  est  roux,  fit  en  sanglotant  la  jeune 
filie  qui,  dans  l'effroyable  confusion  de  ses 
sentiments,  ne  démêlait  que  la  nécessité  de 
répondre  à  son  oncle  et  l'horreur  que  lui 


MADAME    GRAFFEILD.  267 

inspirait  celui  qui  venail  si  inopinément  se 
déclarer  le  rival  d'Albin. 

—  Il  est  roux?...  répéta  d'abord  Desor- 
mes, sans  se  fâcher,  et  cherchant  à  pénétrer 
le  sens  que  pouvait  avoir  une  semblable  ob- 
jection. 

Mais,  quand  il  se  crut  certain  d'avoir 
compris,  sa  tête  se  monta.  La  lettre  d'Aimée, 
qu'il  avait  dans  sa  poche  lui  revint  à  la  mé- 
moire et  le  fit  sorlir  de  son  caractère.  Il 
se  leva,  jeta  dans  l'angle  de  la  cheminée  la 
paire  de  pincettes  qu'il  tenait  et  qui  retomba 
bruyamment  sur  le  plancher.  Enfin,  il  frap- 
pa du  pied  et  s'écria  d'un  ton  dont  la  solen- 
nité contrastait  risiblement  avec  le  sens  ab- 
solu de  ses  paroles  : 

—  Il  est  roux  !  mademoiselle  ma  nièce... 
Graffeild  est  roux  et  cela  vous  déplaît!  Eh 


268  MADAME   GRAFFEILD. 

mordieu  !  nous  vous  le  ferons  teindre  s'il  lui 
faut  cela  pour  vous  épouser.  Voyons,  dites- 
nous  pendant  que  vous  y  (Mes.  la  couleur  qui 
vous  agrée,  ou  plutôt,  dites-nous  quelle  est 
la  couleur  de  celui  à  qui  vous  écrivez  de  si 
belles  lettres  ! 

Aimée,  à  ce  dernier  propos,  leva  de  grands 
yeux  encore  plus  surpris  qu'éplorés,  sur  son 
oncle  qui  continua  : 

—  Ah  !  voilà  qui  vous  étonne,  mademoi- 
selle! Eh  bien  !  oui,  nous  savons  tout  :  mais 
à  votre  tour,  apprenez  ceci,  c'est  que,  tant 
que  je  vivrai,  la  fille  de  mon  frère  ne  devien- 
drapas  unegourgandme ;  apprenez  encore. . . 

Un  violent  accès  de  toux  empêcha  De- 
sormes  d'en  apprendre  davantage  à  sa  nièce 
qui,  du  reste,  n'en  savait  déjà  que  trop  pour 
son  malheur. 


MADAME    GRAFFEILD.  269 

Il  nie  serait  impossible  de  peindre  la  dou- 
leur et  la  confusion  de  la  jeune  fille,  lorsque, 
dompté  par  son  asthme  et  presque  honteux 
d'avoir  fait  tantde  bruit, son  tuteur  reprit  d'une 
voix  plus  calme,  mais  pourtant  ferme  encore: 

— ■  Assez  comme  cela,  ma  nièce;  pas  de 
scène,  pas  de  tapage.  11  vous  faut  encore  deux 
ans  pour  atteindre  à  votre  majorité.  Quand 
vous  serez  majeure,  libre  à  vous  d'agir  comme 
bon  vous  semblera.  Mais  jusque-là  vous  n'a- 
vez pas  le  droit  de  disposer  de  vous  sans  mon 
consentement.  Or,  Graffeild  a  ma  parole  et 
je  ne  la  lui  retirerai  pas.  Maintenant  réflé- 
chissez. 

Au  lieu  de  réfléchir,  la  pauvre  Aimée 
se  contenta  de  pleurer.  On  croira  d'ailleurs 
sans  peine  que  lisant  rarement  le  Code  civil 
elle  était  peu  tixée  sur  l'étendue  de  l'autorité 


270  MADAME    GRAFFEILD. 

que  la  loi  confère  aux  tuteurs  sur  leurs  pu- 
pilles. Il  ne  lui  vint  pas  même  à  l'idée  que 
son  oncle  n'avait  pas  le  droit  de  la  marier 
malgré  elle.  Mais  celte  idée  lui  fùt-elle  venue 
qu'elle  l'eût  repoussée  avec  effroi.  Soumise 
jusqu'à  l'abnégation,  aussi  incapable  de  ré- 
sistance que  d'initiative,  elle  obéissait  par 
instinct  et  se  résignait  par  faiblesse,  de  telle 
sorte  que  cette  résignation  même  n'était  chez 
elle  pour  ainsi  dire  qu'une  vertu  négative. 

Dans  les  circonstances  difficiles ,  elle  ne 
savait  que  pleurer,  perdait  la  tête,  ne  pen- 
sait plus,  s'abandonnait  au  sort  comme  la 
fleur  tombée  dans  un  torrent,  et  ne  recou- 
vrait ses  sens  qu'après  l'accomplissement  de 
son  malheur. 

Ce  fut  ainsi  qu'en  moins  de  quinze  jours, 
nonobstant  son  amour  pour  Albin  et  son 


MADAME    GRAFFEILD.  271 

aversion  pour  Graffeild,  elle  devint  sans  trop 
savoir  comment  la  femme  de  ce  dernier. 

Consignée  chez  son  oncle  où  elle  prenait 
ses  repas  et  couchait,  il  ne  lui  vint  pas  même 
à  la  pensée  d'écrire  à  son  amant,  pour  lequel, 
j'en  suis  certain,  elle  eût  donné  sa  vie,  mais 
pour  lequel  en  même  temps  elle  ne  se  sen- 
tait pas  le  courage  de  commettre  un  acte  de 
désobéissance. 

Cependant,  comme  Julie  d'Elange  devenue 
Madame  Wolmar,  Aimée  gardait  au  fond  de 
son  âme  l'image  chérie  de  son  Saint-Preux. 
Mais  si  elle  était  loin  d'être  une  Julie,  il  s'en 
fallait  bien  plus  encore  que  Graffeild  res- 
semblât à  Wolmar.  Cet  homme  était  tout 
simplement  un  ouvrier  brutal  dont  les  vices 
crapuleux  se  cachaient  sous  les  façons  demi- 
bourgeoises  d'un  prolétaire  aisé. 


272  MADAME    GRAFFE1LD. 

Le  lendemain  des  noces  Desormes  rendit 
ses  comptes  de  tutelle  et  les  nouveaux  époux 
partirent  pour  Strasbourg.  Quel  voyage 
pour  la  pauvre  Aimée! 

Tout  le  monde  ne  se  figure  pas  bien  ce 
qu'il  y  a  d'horreur  dans  le  rôle  passif  d'une 
jeune  tîlle  sentimentale,  pure  encore  et 
livrée  sans  transition  au  contact  obscène  d'un 
homme  grossier  qu'elle  abhorre.  Les  lois  et 
la  religion  ont  beau  sanctifier  de  pareils  ac- 
couplements, ils  n'en  restent  pas  moins  des 
monstruosités. 

Aimée  était  loin  d  être  ce  que  je  l'avais 
crue  d'abord  :  j'avais  pris  sa  tendresse  pour 
de  la  dépravation,  son  ingénuité  pour  de  la 
rouerie.  Elle  était  faible,  voilà  tout;  faible 
au  moral  comme  au  physique. 

Mais  cedéfautdans  les  conditions  infimes, 


MADAME    GHAFFE1LD.  273 

est  le  pire  de  tous  les  vices.  Graffeild  com- 
mença par  mépriser  sa  femme;  un  peu  plus 
tard  il  la  battit. 

Des  revers,  une  faillite,  quelques  pertes 
au  jeu  achevèrent  de  l'aigrir  et  mirent  le 
comble  à  ses  emportements. 

Alors  il  devint  dans  son  ménage  une  vé- 
ritable bête  fauve. 

«  Sous  prétexte  de  se  consoler  de  ses  per- 
tes et  surtout  du  chagrin  de  m'avoir,  me  di- 
sait un  jour  Aimée,  il  s'enivrait  toute  la  jour- 
née, et  le  soir  il  me  maltraitait.  Aussi  en 
avais-je  une  telle  frayeur,  qu'en  entendant 
seulement  le  bruit  de  ses  bottes  dans  la  cour 
quand  il  rentrait,  j'étais  prise  d'un  tremble- 
ment nerveux  et  d'un  serrement  de  mâchoire 
qui  m'empêchait  de  parler,  au  point  qu'il 

m'était  impossible  de  lui  répondre  s'il  m'a- 
r.  18 


274  MADAME   GRAFFEILD. 

dressait  la  parole,  et  c'était  alors  qu'il  me 
battait.  » 

Quelle  existence!  et  cela  dura  sept 
ans! 

À  la  tin,  à  force  de  boire,  Graffeild  tomba 
malade.  Le  médecin  qui  fut  appelé  crut  re- 
connaître les  symptômes  d'un  ramollisse- 
ment cérébral  :  tout  un  côté  du  corps  était 
paralysé.  Graffeild  ne  marchait  plus,  ne  par- 
lait plus  qu'en  balbutiant  et  ne  pouvait  plus 
se  servir  de  ses  bras. 

Alors  sa  femme,  ange  de  bonté,  oubliant 
que  le  moribond  avait  été  son  bourreau,  le 
soignait  comme  une  bonne  mère  eût  soigné 
son  enfant.  Elle  le  levait  le  matin,  le  cou- 
chait le  soir,  pourvoyait  à  tous  ses  besoins  et 
ne  s'éloignait  pas  de  lui. 

Depuis   trois  semaines  environ,   il  était 


MADAME   GRAFFEILD.  275 

dans  cet  état,  lorsqu'une  horrible  catastro- 
phe vint  terminer  son  existence. 

C'était  un  matin.  Il  était  assis  au  coin  du 
feu,  dans  un  vieux  fauteuil  de  velours  d'U- 
trecht.  Sa  femme  chiffonnait  près  de  la  croisée 
et  lui  tournait  le  dos. 

Tout  à  coup  un  cri  terrible,  déchirant,  in- 
fernal la  fait  tressaillir.  Elle  se  retourne,  et 
a  sous  les  yeux  le  plus  hideux  tableau  que 
puisse  présenter  une  créature  humaine. 

Graffeild,  la  tête  renversée,  tous  les  mus- 
cles du  corps  crispés  par  le  tétanos,  est 
étendu  plutôt  qu'assis  sur  son  fauteuil  qui 
s'incline  en  arrière  et  menace  ae  luir  sous 
lui.  Ses  cheveux  sont  hérissés.  Son  visage, 
décomposé,  méconnaissable,  est  livide  et  mar- 
bré de  noir.  Enfin  une  flamme  bleuâtre  s'é- 
chappe en  pétillant  de  sa  bouche  et  de  ses 


276  MADAME    GRAFFE1LD. 

narines,  tandis  qu  une  horrible  odeur  de 
chair  brûlée  infecte  déjà  l'appartement. 

Eperdue,  frappée  d'horreur,  Aimée  pous- 
se des  cris  perçants.  Quelques  voisins  accou- 
rent à  sa  voix.  Ils  reconnaissent  avec  stupc- 
faclion  l'effrayant  objet  de  sa  détresse.  Mais 
que  faire?  On  voit  et  l'on  ne  comprend  pas, 
et  le  redoutable  phénomène,  sans  interprète 
et  sans  remède,  achève  de  s'accomplir. 

En  moins  de  quelques  minutes,  le  cadavre 
de  Graffeild,  mort  dans  les  angoisses  d'une 
combustion  spontanée,  n'est  plus  qu'un  re- 
poussant amas  de  chairs  et  d'os  calcinés,  un 
détritus  infect  dans  lequel  personne  ne  re- 
connaîtrait les  restes  d'un  être  humain. 

Cetle  fin  tragique  passa  dans  le  voisinage 
pour  un  juste  châtiment  infligé  par  le  ciel. 
Aussi  bien,  disait-on,  était-il  évident  que  la 


MADAME    GRAFFEILD.  277 

flamme  qu'on  avait  vuesortir  de  la  bouche  de 
Graffeild,nepouvaitêtrequeie  feu  de  l'enfer. 

Quant  à  Aimée,  dont  le  cœur  généreux 
avait  tout  pardonné,  elle  avait  peine  à  com- 
prendre que  Dieu  fût  moins,  qu'elle  ne  l'était 
elle-même,  susceptible  de  miséricorde...  Elle 
pleura  son  mari  ! 

Elle  le  pleura,  parce  que  nos  larmes  ne 
sont  pas  toujours  l'expression  de  nos  regrets. 
La  mort,  même  celle  des  gens  que  nous  n'ai- 
mons pas,  porte  en  soi  quelque  chose  de  sinis- 
tre et  de  solennel,  qui  nous  émeut  en  dépit  de 
nous-mêmes.  Je  me  souviens  d'avoir  vu  une 
jeune  fille  fondre  en  larmes,  en  apprenant 
que  la  femme  de  son  amant  était  mourante, 
et  pleurer  bien  plus  encore,  quand  on  lui  an- 
nonça que  cette  femme  n'était  pas  morte. 

Quel  grimoire  que  le  cœur  humain  ! 


X 

MADAME  GRAFFEILD  A  PARIS. 


X 


Madame  GrafFeilcl  à  Pari». 


Graffeild  n'avait  eu  d'autre  enfant  de  son 
mariage,  qu'une  petite  fille  née  rachitique, 
et  qui  n'avait  vécu  que  trois  jours.  11  mou- 
rait donc  sans  héritiers  directs,  et  la  justice 
intervint  au  nom  de  ses  collatéraux.  On  posa 
les  scellés  et  l'on   procéda  à  l'inventaire. 


282  MADAME   GRAFFEILD 

Hélas  !  frais  inutiles,  il  ne  laissait  que  des 
dettes. 

Pour  tout  nantissement  des  quatre  à  cinq 
mille  francs  de  sa  dot  et  d'une  somme  à  peu 
près  égale,  provenant  de  la  succession  de  son 
oncle  Desormes,  mort  en  1835,  la  pauvre 
Aimée  n'eut  donc  qu'un  misérable  mobi- 
lier qu'elle  vendit  à  peine  cent  écus. 

Cette  circonslance  fut  peut-être  la  seule  où 
elle  ait  fait  preuve,  je  ne  dirai  pas  de  rési- 
gnation (elle  en  avait  eu  toute  sa  vie),  mais 
de  courage  et  de  volonté. 

L'idée  de  reprendre  son  ancien  métier  et 
de  travailler  chez  les  autres,  n'eut  rien  pour 
elle  de  trop  amer.  L'important  et  le  difficile 
était  de  trouver  de  l'emploi.  Strasbourg,  à 
cet  égard,  lui  offrait  peu  de  ressources.  D'ail- 
leurs, elle  l'avait  pris  en  horreur,  et  pour 


A  PARIS.  283 

rien  au  monde  elle  n'eûl  consenti  à  y  rester 
plus  longtemps. 

Un  instant  elle  pencha  pour  Besançon, 
et  peut-être,  captivée  par  le  charme  d'un 
mélancolique  souvenir,  se  fût-elle  décidée  à 
retourner  dans  cette  ville,  si  elle  n'eût  été 
retenue  par  la  honte  si  naturelle  d'y  montrer 
son  dénûment.  Enfin,  elle  songea  à  Paris, 
ce  foyer  de  vie  vers  lequel  convergent  toutes 
les  grandeurs  et  toutes  les  misères. 

Je  passe,  pour  abréger,  sur  une  foule  de 
détails  et  d'incidents,  qui,  sans  intérêt  dans 
un  récit,  n'en  tiennent  pas  moins  leur  place 
dans  la  vie  réelle  :  tels,  les  perplexités,  pour 
une  jeune  femme,  d'un  long  voyage  dans 
une  voiture  publique  ;  de  son  arrivée  au  mi- 
lieu de  la  nuit,  dans  une  ville  immense, 
qu'elle  ne  connaît  pas  et  où  personne  ne  la 


284  MADAME    GRAFFEILD 

connaît;  mille  petits  embarras  enfin  que 
grossit  l'inexpérience,  et  qui,  dans  l'amertu- 
me d'un  complet  isolement,  ont,  plus  sou- 
vent qu'on  ne  le  suppose,  engendré  le  dés- 
espoir. 

Aussilôt  installée,  Aimée  chercha  de  l'ou- 
vrage. Il  était  rare,  il  Test  toujours.  Dans 
tous  les  genres  de  l'industrie  parisienne,  un 
tiers  au  moins  des  femmes  de  la  classe  ou- 
vrière n'a  d'autre  alternative  que  de  mourir 
de  faim  ou  de  se  prostituer. 

Ce  fut  donc  pour  Aimée  une  bonne  for- 
tune toute  providentielle,  que  de  trouver  à 
se  placer  presque  en  arrivant,  chez  un  four- 
reur du  boulevard.  On  la  prit  d'abord  à 
l'essai  ;  puis,  comme  l'on  fut  content  de  son 
travail,  on  la  garda. 

Tout  est  relatif,  on  le  sait,  dans  les  choses 


A  PARIS.  285 

de  la  vie  :  la  suspension  d'une  vive  douleur 
est  un  plaisir  réel,  et  la  paix  qui  succède  à 
de  longues  tribulations  est  presque  du  bon- 
heur. Pendant  un  mois,  la  veuve  Graffeild 
goûta  donc  avec  délices  la  quiétude  et  le  bien  - 
être  de  sa  nouvelle  condition. 

Héias!  ce  n'était  qu'une  trêve  du  sort  fu- 
neste qui  la  poursuivait,  car,  de  la  coupe  d'a- 
mertume qu'elle  croyait  avoir  vidée,  il  lui 
restait  à  boire  la  lie! 

Depuis  deux  ou  trois  mois  la  jeune  veuve 
éprouvait  dans  sa  santé  un  désordre  insolite 
qu'elle  attribuait  naturellement  à  ses  cha- 
grins passés,  et  qui,  sans  constituer  précisé- 
ment une  maladie,  ne  laissait  pas  que  de 
l'inquiéter  un  peu. 

Elle  avait  des  appétits  étranges,  ou  du 
dégoût  pour  toute  espèce  d'aliments.  Quel- 


286  MADAME    GRAFFEILD 

quefois  même  il  lui  arrivait  de  rendre  ce 
qu'elle  avait  pris  à  ses  repas.  Enfin,  il  lui 
sembla  qu'elle  grossissait  de  la  taille  et  que 
ses  vêtements  la  gênaient. 

Impatientée  de  cet  état  de  malaise,  qui 
paraissait  aller  en  s' aggravant,  elle  se  déter- 
mina à  consulter  un  médecin Plus  d'une 

autre  à  sa  place  eût  douté  de  la  Providence, 
et  se  fût  suicidée L'infortunée  était  en- 
ceinte !  ! 

A  Paris,  les  chefs  d'ateliers,  même  lors- 
qu'ils ont  des  mœurs,  se  montrent  rarement 
scrupuleux  à  l'égard  de  celles  des  cens  qu'ils 
emploient. 

Peu  leur  importe  en  général  la  conduite 
privée  de  leurs  ouvriers  des  deux  sexes, 
pourvu  que  leurs  propres  intérêts  ne  s'y 
trouvent  pas  compromis.  Mais  leur  tolérance 


A  PARIS.  287 

ne  s'étend  jamais  jusqu'à  leur  faire  supporter 
le  scandale,  c'est-à-dire  le  moindre  fait  sus- 
ceptible de  jeter  sur  leur  maison  un  jour 
défavorable,  et  leur  vertu,  sur  ce  point,  va 
quelquefois  jusqu'à  la  pruderie. 

Voilà  comment  la  grossesse  d'Aimée,  bien 
qu'elle  n'eût  rien  d'humiliant,  puisqu'elle 
était  légitimée  par  un  contrat  de  mariage, 
suffît  pourtant  à  la  faire  exclure  du  magasin 
où  elle  travaillait. 

Ce  n'est  pas,  à  dire  vrai,  qu'on  trouvât  rien 
d'immoral  dans  la  présence  d'une  femme 
enceinte  au  comptoir.  Mais  Aimée  avait  eu  le 
tort  de  ne  pas  conter  son  histoire.  On  vit  de 
la  défiance  et  de  la  dissimulation,  là  où  il 
n'y  avait  eu  que  de  la  timidité.  Bref,  on  la 
congédia  pour  la  punir  de  sa  discrétion* 

J'ajoute  néanmoins  qu'on  ne  lui  retira  pas 


288  MADAME    GRAFEEILD 

pour  cela  tout  moyen  d'existence.  Mise  à  ses 
pièces,  comme  l'on  dit  en  langage  d'atelier, 
elle  travaillait  chez  elle  au  lieu  de  travailler 
au  magasin.  Le  seul  danger  pour  elle  élail 
que  l'ouvrage  ne  vînt  à  manquer,  et  ce  fut 
en  effet  ce  qui  arriva. 

En  aller  demander  ailleurs  était  chose 
superflue.  L'hiver  est  la  saison  morte  pour 
les  ouvrières  en  fourrures,  et  l'hiver  était 
venu.  Il  fallait  donc  attendre  ;  mais  en  atten- 
dant, il  fallait  vivre. 

Pour  surcroit  de  perplexités,  la  jeune  veu  ve 
voyait  approcher  le  terme  de  sa  grossesse. 

En  établissantson  calcul  sur  la  déclaration 
de  l'homme  de  l'art  qu'elle  avait  consulté, 
elle  devait  être  enceinte  de  plus  de  huit  mois. 

La  petite  somme  qu'elle  avait  en  parlant 
de  Strasbourg,   lui  avait  servi  à  payer  son 


A  PARIS.  289 

voyage  et  les  meubles  indispensables  à  son 
installation.  Il  lui  restait  au  plus  de  quoi  sub- 
sister quelques  semaines. 

Vendre  ses  hardes,  et  au  besoin  jusqu'à 
son  lit  pour  nourrir  son  nouveau -né,  voilà 
donc  la  nécessité  qu'elle  avait  en  per- 
spective. Un  acte  anticipé  de  dévouement 
maternel  lui  suggéra  le  moyen  de  s'y  sous- 
traire. 

Oh!  ce  fut  son  bon  ange  qui  l'inspira, 
lorsque  bravant  une  sotte  honte,  elle  prit  le 
parti  de  solliciter  son  admission  dans  un 
hospice. 

Le  lendemain  de  son  entrée  à  la  Clinique, 
un  des  jeunes  médecins  qui,  pour  leur  in- 
struction, suivaient  le  chef  de  service,  s'ar- 
rêta devant  son  lit. 

Après  l'avoir  examinée  d'un  air  étrange  et 

i.  19 


290  MADAME    GRAFFEILD 

avec  une  émotion  visible,  il  s'approcha  d'elle 
et  lui  prit  la  main. 

—  C'est  vous,  Aimée,  lui  dit-il..  ..Vous 
avez  bien  changé,  mais  je  vous  reconnais. 

—  Lui!  murmura  la  jeune  femme  en 
rougissant  et  en  étouffant  un  cri  de  joie, 
c'est  lui  !...  Ah!  merci,  mon  Dieu!  je  savais 
bien  que  je  le  reverrais. 

Ainsi  que  nos  lecteurs  l'ont  deviné,  le 
héros  de  celte  pathétique  rencontre  n'était 
autre  que  notre  ami  Jacques  Albin. 

Jacques  était  généreux.  Bien  qu'une  pas- 
sion nouvelle  eût  singulièrement  effacé  de 
son  cœur  les  traits  jadis  si  chers  de  la  sensible 
Aimée,  bien  qu'en  outre  il  n'eût  pas  eu  d'é- 
claircissements sur  les  torts  qu'il  lui  suppo- 
sait, il  chérissait  encore  assez  le  souvenir  de 
ses  premières  amours,  pour  ne  point  aban- 


A   PARIS.  2U1 

donner  dans  le  triste  état  où  il  la  revoyait  la 
femme  qu'il  avait  tant  aimée,  et  que  jusqu'a- 
lors il  avait  eu  le  droit  de  croire  infidèle. 

La  veuve  de  Graffeild  quitta  donc  l'hos- 
pice et  rentra  dans  sa  chambrette. 

Une  garde  intelligente,  choisie  et  payée 
par  mon  ami,  fut  chargée  de  lui  donner 
des  soins.  Huit  jours  après  elle  accoucha 
d'un  petit  garçon ,  gage  irréfragable  aux 
yeux  d'Albin,  d'une  faute  depuis  longtemps 
pardonnée,  mais  que,  néanmoins,  par  une 
sorte  de  respect  pour  ses  sentiments  d'au- 
trefois, il  appréhendait  encore  d'appro- 
fondir. 

Heureusement  tout  s'éclaircit  sans  qu'Ai- 
mée eût  à  rougir. 

Elle  conta  naïvement  son  histoire.  Jac- 
ques l'écoula,  la  crut,  s'émut  plus  d'une  fois 


202  MADAME    GBA1TEILD 

pendant  qu'elle  parlait,  puis  fut,  comme  on 
le   sait   déjà,    le  parrain    du    nouveau-né. 

Nonobstant  les  circonstances  précaires 
dans  lesquelles  il  voyait  le  jour,  cet  enfant 
semblait  conjurer  le  sort  qui  depuis  tant 
d'années  s'acharnait  sur  sa  mère.  Il  eut  pour 
marraine  une  jeune  dame  de  la  province, 
qu'Albin  soignait  depuis  quelques  mois. 

Jai  moi-même  connu  cette  dame.  Elle  se 
nommait  Caroline  G. 

Puissent  ces  lignes  tomber  sous  ses  yeux 
et  lui  prouver  le  bon  souvenir  que  jJai  con- 
servé d'elle. 

Bonne,  serviable,  affectueuse,  Madame  G. 
possédait  l'art  difficile  de  secourir  sans  humi- 
lier, si  bien  que  la  reconnaissance  qu'on  lui 
devait,  se  transformait  presque  aussitôt  en 
véritable  affection. 


A    PARIS.  293 

ligure  agréable.  Elle  était  vive,  enjouée, 
franche  jusqu'à  l'étourderie,  spirituelle  sans 
prétention  et  quelquefois  naïve  jusqu'à  l'in- 
génuité. J'ajoute  que,  condamnée  à  vivre 
dans  un  milieu  mal  approprié  à  ses  goûts  dé- 
licats, elle  avait  insensiblement  conçu  pour 
Albin  une  chaste  inclination;  sorte  de  ten- 
dresse latente  qui,  à  défaut  d'un  moyen  lé- 
gitime de  se  manifester  ouvertement,  se 
déversa,  sans  s'atténuer,  sur  la  protégée 
de  mon  ami. 

Tout  indirect  qu'il  fût,  cet  intérêt  n'en  de- 
vint pas  moins  profitable  à  celle  qui  en  était 
l'objet. 

Madame  G.  savait  avoir  pour  Aimée  de 
ces  mots  qui  consolent  et  rassurent  pour  l'a- 
venir, de  ces  prévenances  délicates  qui  atté- 

i.  j<r 


294  m  ad  ami:  graffeild. 

nuent  l'inégalité  des  conditions  el   font  le 

charme  des  relations  aimables. 

Puis,  le  fils  posthume  de  Graffeild  eut 
une  layette  de  sa  marraine,  qui  voulut  en 
même  temps  être  chargée  de  lui  choisir  une 
nourrice  dans  le  village  où  elle  était  née. 

Enfin  la  surveillance  immédiate  du  nour- 
risson fut  confiée  à  la  mère  de  madame  G., 
qui,  sur  la  prière  de  sa  fille,  s'engagea  à  faire 
parvenir  chaque  mois  à  mon  ami  le  bulletin 
sanitaire  de  son  filleul. 

Si,  nonobstant  leur  peu  d'importance  in- 
trinsèque ,  je  m'arrête  à  ces  détails ,  c'est 
qu'ils  deviendront  dans  la  suite  indispensa- 
bles à  l'intelligence  d'un  fait  d'une  très- 
grande  valeur  que  je  me  propose  de  rap- 
porter. 

Il  est  d'ailleurs  bon  d'observer  nue  les  di- 


A    PARIS.  1>95 

vers  incidents  de  la  vie  d'Aimée  depuis  son 
mariage  n'ont  été  connus  de  moi  qu'ulté- 
rieurement à  l'époque  où  tout  ceci  se  passait, 
car  ce  ne  fut  qu'en  décembre  1839  que  je  la 
revis  pour  la  première  fois,  c'est-à-dire  en- 
viron trois  mois  après  ses  couches. 

Ainsi  qu'Albin  me  l'avait  appris,  elle  dor- 
mait alors  pour  lui,  ne  pouvant  faire  davan- 
tage, et  ce  fut,  comme  on  le  verra  bientôt,  dans 
toute  la  gloire  de  son  nouveau  rôle  que  j'eus 
le  plaisir  de  la  retrouver. 


FIN    DU    TOME    PREMIER. 


TABLE  DES  MATIÈRES, 


Préface i 

I.  Souvenirs  d'étudiant l 

II.  Voyage  à  Alger.  —  Les  bains  maures 35 

III.  Roman  d'un  quart  d'heure 61 

IV.  Cinq  ans  après 105 

V.  Le  baron  de  Goursac 123 

VI.  La  XXIe  somnambule  de  M.  le  baron  de  Goursae.  167 

VII.  Jacques  Albin 215 

VIII.  Les  amours  de  Bonnin 235 

IX.  Madame  Graffeild 255 

X.  Madame  Graffeild  à  Paris 281 


Accession  no.  30028 

AuthorL  Teste,    kl.'. 
..es  confessions... 
vol.    1 

19th  cent 

Call  no.      BFII32 

T48 

1848 

1 


, 


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MAGNETISME  ANIMAL  E\PLI()IÉ, 

or 

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ET    LEUR  APPLICATION 

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